23

Lorsque, près d’une armée auparavant, Jim et ses compagnons d’armes avaient atteint les abords de la Tour Répugnante pour livrer leur ultime bataille aux créatures qui l’occupaient, la terre, le ciel et l’eau s’étaient ligués pour signaler par certains indices révélateurs le caractère maléfique de l’endroit. Tout était gris, terne et d’une tristesse accablante – presque sépulcrale.

Or, on ne voyait aucun de ces signes annonciateurs à l’approche du château de Malvinne. La journée touchait à son terme mais le soleil était encore éclatant. Les quelques nuages qui flottaient dans le ciel étaient regroupés à l’est, de sorte qu’ils ne voilaient en rien la luminosité. Le sol était tapissé d’une herbe verte et craquante, le feuillage des arbres était foisonnant, les fleurs de l’été s’épanouissaient de tous côtés.

Se conformant aux directives de sire Raoul, ils avaient quitté la grand-route à l’endroit indiqué. Celle conduisant au château apparaissait selon le bon vouloir de Malvinne. Son domaine et ses dépendances demeuraient hors de vue de la plupart des voyageurs qui n’en soupçonnaient même pas l’existence.

Ce fut d’une éminence relativement élevée dominant la lointaine ligne bleue de la Loire que Jim et ses amis eurent leur premier aperçu du domaine de Malvinne. L’architecture du bâtiment le faisait effectivement ressembler à un château, bien que Jim n’en eût jamais vu ni même imaginé d’une pareille étendue. Il miroitait au soleil.

Seuls les bois, ces bois obscurs et épais d’une profondeur d’un mile à un mile et demi qui le ceinturaient entièrement, étaient comme un rappel du paysage crépusculaire qu’ils avaient traversé lorsqu’ils se dirigeaient vers la Tour Répugnante.

Les arbres étaient si serrés, si touffus que toute la forêt semblait n’être qu’une seule et vaste masse broussailleuse. Ils n’étaient pas très grands. Aucun ne dépassait les cinq ou six mètres, de l’avis de Jim. Mais leur densité même et l’enchevêtrement de leur ramure suffisaient à justifier la réputation du lieu.

Pourtant, de l’avis de Jim, il devait bien y avoir des sentiers pour que les patrouilles chargées d’interdire d’éventuelles intrusions puissent faire leurs rondes. Mais ces layons, s’ils étaient pour eux comme les allées familières d’un labyrinthe, risquaient d’être un piège pour les indésirables qui s’aventuraient dans ces ténébreuses futaies.

Tous, y compris Aragh, s’arrêtèrent instinctivement au faîte de la colline verdoyante et, muets, s’abîmèrent dans la contemplation de ce qui était l’objectif de leur voyage. Seule la rébarbative grisaille des tours de guet, des murailles et des parapets crénelés du château proprement dit paraissait inhospitalière. Les jardins plaisamment dessinés, les thuyas, les pièces d’eau et les pelouses disséminés à son pied étaient, quant à eux, aussi agréables qu’accueillants. Mais l’édifice lui-même faisait l’effet d’être la forteresse la plus hostile qui soit, à ceci près qu’elle n’avait pas de fossé.

Naguère, Jim se serait esclaffé à cette seule idée mais, maintenant, il se disait qu’il y avait peut-être des douves aussi invisibles pour eux, dans l’immédiat, que la route conduisant au domaine, route que Malvinne faisait apparaître à volonté, selon ses visiteurs.

— Nous attendrons au moins jusqu’à la tombée du jour, dit-il, surpris lui-même de l’autorité qui résonnait dans sa voix. Quand la lumière commencera à devenir incertaine, nous irons reconnaître les bois. Dans l’immédiat, il serait bon de chercher un endroit où nous serons à l’abri des regards jusqu’à ce que le soleil soit couché.

— Vous avez tout à fait raison, James, approuva Brian. Et le mieux serait de trouver un coin où nous pourrons rester cachés quelques jours si nécessaire. J’ai l’intuition qu’il sera difficile d’établir le contact avec cette créature qui était autrefois un homme.

— Regardez en bas à gauche, fit Aragh. À un quart de mile à peu près, vous voyez ? Là où les collines font un creux. Ou je me trompe fort, ou il y a là une enclave qui forme une sorte de petite vallée encaissée, à moins que ce ne soit une grotte.

Ils se tournèrent vers la direction indiquée par le loup. Faute de posséder son sens aigu de l’observation, ils n’auraient pas prêté particulièrement attention à cet accident de terrain. Mais maintenant qu’Aragh leur avait mis la puce à l’oreille, ils distinguaient en effet des ombres plus marquées qui suggéraient un endroit plus profond qu’il n’y paraissait au premier coup d’œil.

— Eh bien, allons examiner cela de près ! fit Brian.

Aragh avait raison. Cette petite dépression s’avéra être une anfractuosité s’ouvrant dans le flanc de la colline. Elle s’y enfonçait, puis s’enfilait sur la droite. Grâce à cette espèce d’écran de terre, elle était aussi invisible des bois que du château. Un mince ruisseau dégringolait le long de la paroi, passant juste au coin de la cavité, et poursuivait sa course jusqu’aux arbres en contrebas. Ce n’est pas seulement une bonne cache, songea Jim, c’est aussi un emplacement parfait pour dresser le camp.

Sauf qu’il y ferait froid. Ils seraient, en effet, trop près du château pour se risquer à allumer un feu. Heureusement, ils avaient une provision de viande cuite. Accompagnée de pain et de fromage et arrosée de vin coupé avec l’eau du ruisseau, elle constitua l’essentiel de leur souper.

Après s’être restaurés, ils bavardèrent dans le jour finissant avec cet esprit d’étroite camaraderie qui soude ceux qui se préparent à affronter le danger ensemble. Le moins loquace était Aragh, couché sur le ventre dans la position du sphinx, tête haut dressée et pattes allongées. Bien qu’on ne pût voir ni le château ni les bois, ses yeux demeuraient braqués sur l’arrondi de la colline qui les dissimulait aux regards. Le loup, c’était manifeste, montait déjà la garde. Les autres, après avoir confronté leurs cartes et leurs souvenirs, convinrent d’un commun accord qu’ils trouveraient probablement à peu de distance de la lisière du bois le chemin qui les conduirait à l’endroit du rendez-vous. Il leur faudrait sans doute s’enfoncer d’une centaine de mètres sous les arbres, mais guère plus.

Cette question réglée, ils abordèrent des problèmes plus personnels.

Sir Brian étant fils unique, il ne faisait aucun doute qu’il hériterait du château de Smythe. Mais il en allait différemment pour Giles qui, dans un de ces moments d’abandon auquel on cède parfois avant de se lancer dans une aventure lourde de risques, apprit à ses compagnons que, n’étant que le troisième fils de la famille, il n’avait aucun espoir d’héritage. De plus, chevalier de Northumbrie n’ayant ni amis ni influence dans le sud de l’Angleterre, et encore moins à la cour, il avait bien peu de chances de parvenir à occuper un rang de quelque importance.

Personne ne fit de commentaires, et surtout pas Dafydd dont les perspectives d’ascension en ce domaine étaient encore plus réduites que celles de Giles. Dans le monde qui était le sien, il ne pouvait en aucun cas compter sur ses exploits de tireur à l’arc pour s’élever dans la société. Mais ce handicap était pour lui sans importance.

Pour un gentilhomme comme Brian, en revanche, titres et fortune étaient quasiment une nécessité s’il voulait épouser Geronde Isabel de Chaney. Ils s’étaient promis l’un à l’autre et, avant de partir pour la croisade, le père de la damoiselle avait donné son accord à leur engagement. Mais il était toujours possible qu’il ait changé d’avis à son retour – surtout si, ayant acquis richesses et puissance en Terre sainte, il ambitionnait désormais un meilleur établissement pour sa fille.

Mais Giles, rejeton d’une famille de haute naissance, venait d’avouer qu’il était résigné à n’avoir ni nom ni richesse.

— Je ne souhaite qu’une chose, dit-il à ses compagnons : que l’occasion me soit offerte d’accomplir une grande prouesse, dussé-je y laisser la vie.

Cette déclaration fit enfin sortir Dafydd du mutisme qu’il observait :

— Il ne m’appartient pas de dicter sa conduite à un chevalier, mais il me semble préférable de vivre car ainsi on peut être utile.

— Nous ne sommes pas dans la même situation, répliqua sir Giles avec une douceur presque teintée de mélancolie. Nombre de chevaliers, voyez-vous, souhaiteraient se donner entièrement à quelque grande cause, et ce au péril de leur vie, mais les servitudes que leur imposent leur famille, leur épouse, leur nom même, le leur interdisent. Or, j’ai la chance qu’il n’en aille pas ainsi pour moi. J’ai deux frères aînés et deux frères cadets : le patrimoine de ma famille ne risque pas de tomber dans des mains étrangères. Je ne suis, pour ma part, assujetti à aucune obligation, je n’ai pas d’intérêt supérieur à défendre – hormis la mission qui nous incombe et que nous sommes ici pour mener à bien –, aucune contrainte ne m’est imposée ni par ma famille ni par le nom que je porte, hormis le devoir de ne ternir ni l’un ni l’autre par mes actes. Aussi suis-je libre d’accomplir au moins une grande chose avant de mourir. C’est là ce que je souhaite.

— Vous êtes trop jeune pour songer à mourir, Giles, dit Jim.

— Si j’étais plus vieux, serais-je capable de me donner aussi totalement à ma tâche ? rétorqua Giles. Non, c’est maintenant le moment pour moi de me jeter dans l’aventure. Délivrer notre prince serait la chance de ma vie de voir enfin mes vœux se réaliser.

De tels propos navraient Jim qui n’avait, quant à lui, absolument pas l’intention de mourir en tentant de délivrer Edouard, ni même de récolter plaies et bosses s’il pouvait s’en dispenser. Rien n’était pour lui aussi abominable que l’idée de perdre la vie. Mais il était clair que Giles n’avait pas fait cette déclaration sur un coup de tête. Cette profession de foi avait mûri en lui depuis longtemps, peut-être même le hantait-elle depuis toujours. Les objections que Jim pourrait lui opposer étaient vouées à l’échec et argumenter risquait même de faire plus de mal que de bien. Aussi jugea-t-il plus sage de ne pas insister.

Brian et Dafydd semblaient partager son avis. Quant à Aragh, ou il n’avait pas d’opinion, ou il pensait que c’était l’affaire de Giles et de lui seul, et qu’elle ne le regardait en rien. Peut-être même l’approuvait-il.

Le soleil bascula derrière la colline, et la cavité au fond de laquelle ils se terraient se trouva plongée dans les ténèbres. Les bois alentour ne furent bientôt plus que des masses bleutées à peine discernables dans le crépuscule qui les enveloppait. Ils jugèrent tous que le moment de partir en reconnaissance était venu. Jim avait décidé que ce serait Aragh qui ouvrirait la marche : de la sorte, l’odeur de ses compagnons humains ne viendrait pas troubler la finesse de son odorat.

Une fois arrivés à l’orée du bois, ils n’eurent que quelques mètres à parcourir pour tomber sur la percée que leur avait minutieusement décrite sire Raoul. Une brindille fraîchement arrachée à une branche était le signe manifeste que s’amorçait là le bon sentier, et que celui qu’ils devaient rencontrer serait au rendez-vous.

Cependant, ces bois étaient d’aspect encore plus rébarbatif vus de près que de loin. Lee arbres n’étaient pour la plupart pas plus hauts que des pommiers mais ils ne portaient pas de fruits, n’avaient en guise de feuilles que des sortes de petites loupes noueuses et leurs branches anguleuses se hérissaient de piquants. Quand ils s’engagèrent en file indienne derrière Aragh sur le layon, les trois chevaliers sortirent instinctivement leurs épées. Et lorsqu’il se retourna, Jim constata que même Dafydd avait en main le long poignard habituellement glissé dans la tige de sa botte gauche.

Les ténèbres étaient maintenant totales mais quand leurs yeux commencèrent à s’y accoutumer, ils purent quand même bénéficier des dernières lueurs du ciel. Peu après, la lune, presque à son plein, s’éleva, dardant ses rayons entre les arbres.

Aragh avançait avec assurance. Au début, c’était presque au toucher que Jim arrivait à le suivre. Mais soudain, il songea qu’il lui était possible de mieux voir. Il écrivit sur son tableau noir intérieur :

 

MOI – > ŒIL-NEZ-OREILLE DE DRAGON

 

Sa vision devint immédiatement ce qu’elle aurait été s’il avait repris la forme de l’animal. L’amélioration n’était pas spectaculaire mais il voyait nettement mieux qu’un instant auparavant. En outre, il pouvait maintenant utiliser dans une certaine mesure son odorat à la manière d’Aragh pour être sûr de ne pas s’écarter du sentier.

Celui-ci était à peine praticable : trois pieds de large, pas un de plus. Au moindre mouvement inconsidéré, on risquait de heurter un arbre avec la quasi-certitude que l’arête d’une branche acérée comme une épine vous lacérerait les chairs après avoir déchiré sans difficulté les vêtements, aussi bien le cuir que l’étoffe.

Le sentier zigzaguait tellement que Jim avait maintenant perdu tout sens de l’orientation. Il se pencha en avant.

— Aragh, dit-il dans un souffle, faisant confiance à la finesse de l’ouïe du loup, tu crois que nous sommes toujours dans la bonne direction ?

— Nous y étions encore à l’avant-dernier tournant, répondit celui-ci, si bas que Jim reconnut à peine sa voix. Depuis, il semble que nous avançons parallèlement au château. Vous pouvez vous en rendre compte : la terre est nue, à présent. Jim ne s’en était pas encore aperçu jusqu’ici mais maintenant qu’Aragh le lui avait fait remarquer, son odorat suractivé lui confirmait qu’il n’y avait plus le moindre parfum végétal au niveau du sol.

— Je sens une bande de terrain plus large un peu devant nous, poursuivit le loup, toujours aussi bas. Le mieux serait qu’on s’arrête quand on y sera arrivés pour décider de ce qu’on fera. Il est d’ailleurs bien possible que nous n’ayons pas d’autre choix.

Jim ne saisit pas exactement le sens de ces derniers mots. Soudain il prêta attention à ses compagnons et vit qu’ils éprouvaient une grande difficulté à respirer. Tous, à l’exception de Dafydd qui fermait la marche, haletaient et soufflaient comme des phoques. Brian, quant à lui, jurait à mi-voix. Il se tut d’ailleurs brusquement et il y eut un bruit d’étoffe déchirée. Il était évident qu’une de ces branches barbelées l’avait malencontreusement accroché au passage. Puis la litanie à peine audible de ses blasphèmes reprit.

Giles et Dafydd, toutefois, gardaient le silence, ce qui était assez rare pour le premier : on aurait dit qu’il retenait sa respiration.

Jim commença à s’inquiéter ferme pour ses compagnons.

— Sommes-nous encore loin de cette bande de terrain dégagée ? demanda-t-il à Aragh dans un murmure.

— Elle est juste devant. Que se passe-t-il avec votre nez, James ? ajouta le loup, sarcastique. Depuis quelques minutes, vous soufflez comme un dragon. Ne me dites pas que vous ne la sentez pas vous aussi !

Jim renifla en tendant le menton. Il y avait, en effet, toute proche, une puissante odeur de terre nue.

Quelques instants plus tard, ils arrivèrent à l’emplacement attendu et firent halte.

Chacun profita de cette pause pour récupérer. Il vint alors à l’esprit de Jim que c’était là qu’ils avaient rendez-vous avec cet être mi-homme, mi-crapaud qui avait jadis servi sous les ordres du père de Raoul. Mais ils étaient parvenus trop facilement à cet endroit. Les indications de Raoul étaient claires : l’entrée du chemin était dissimulée entre les arbres et conduisait à une ébauche de terrasse suffisamment large pour qu’ils puissent se tenir tous debout en cercle. Or, en l’occurrence, le sentier qu’ils avaient suivi les avait directement menés à cette espèce de banquette.

Qui plus est, en jetant un coup d’œil à la ronde, Jim, la clarté de la lune et sa vision de dragon aidant, distingua au moins trois autres cercles d’ombre déchiquetés qui marquaient l’accès d’autant d’autres layons. C’était manifestement là une sorte de carrefour en étoile. Ces bois n’étaient-ils pas un labyrinthe ? Comment deviner lequel de ces trois chemins aboutissait au château au lieu de s’enfoncer plus profondément encore à l’intérieur de la forêt ?

Pour la première fois, Jim regarda attentivement ses compagnons sur qui la lune dardait ses rayons. Ils portaient tous les traces laissées par les branchages épineux. Dafydd était le moins atteint. Brian continuait de jurer. Giles, lui, se taisait mais le sang dégoulinait littéralement de son visage et de ses mains.

— Mais que vous est-il arrivé, Giles ? s’exclama Jim en s’avançant vers lui.

— La nuit, je ne vois pas tellement bien. (La voix de Giles était quelque peu vacillante.) C’est une infirmité qui se transmet d’une génération à l’autre dans ma famille. N’y faites pas attention.

Brian s’était déjà retourné.

— Mordieu, Giles ! s’écria-t-il, atterré. Mais on dirait que vous vous êtes battu avec le roi des chats ! Vous vous êtes drôlement arrangé ! Nous ne sommes, nous autres, que légèrement écorchés.

— Comme je l’expliquais à James, dans la famille, nous sommes presque aveugles la nuit. Mais ne vous inquiétez pas, ce ne sont que des égratignures, rien de plus.

— Des égratignures ! Vous saignez comme un porc. Pivotant sur lui-même, Brian fit face à Jim.

— Il va falloir le panser comme on pourra, dit-il. Et, à partir de maintenant, il marchera entre nous deux.

— Je suis absolument de votre avis, Brian. Nous n’avons qu’à utiliser nos pans de chemise en guise de bandages.

— Je proteste, s’insurgea Giles. Un chevalier digne de ce nom se doit de traiter de pareilles bagatelles par le mépris.

— Peut-être, dit Jim sur un ton sévère, mais si nous ne prenons pas les mesures qui s’imposent, vous laisserez derrière vous une trainée de sang et n’importe qui pourra alors nous suivre à la trace.

Brian et lui avaient déjà sorti leur chemise de leurs chausses et s’étaient mis en devoir d’en déchirer les pans pour constituer des bandes. Sans se laisser impressionner par ses récriminations, qui manquaient d’ailleurs de conviction, ils les lui entortillèrent autour des mains et lui enveloppèrent le visage à l’exception des yeux et du nez.

— Désormais, Giles, dit Jim quand ils en eurent fini, vous marcherez derrière moi en vous accrochant à ma ceinture et devant Brian qui tiendra la vôtre.

— Aragh, demanda Brian au loup, sais-tu où nous sommes et lequel de ces trois chemins nous devons prendre ?

— Le château est dans cette direction, répondit Aragh en tendant le museau vers un épais rideau d’arbres. Nous sommes maintenant à peu près au cœur de la forêt. Mais pour ce qui est de la route à suivre, je n’en sais pas plus que vous. Si, toutefois, j’étais seul, je pourrais aller jusqu’à la clairière sur laquelle se dresse le château en me glissant sous les arbres.

Jim eut alors l’idée d’examiner Aragh de près. Le loup ne portait pas la moindre trace de griffures. Du coup, il comprit qu’en dépit de sa taille son ami pourrait parfaitement réaliser cet exploit. Protégé par sa fourrure, il était plus que probable qu’Aragh réussirait à se couler et à se faufiler entre les arbres jusqu’à la lisière du bois selon un itinéraire plus ou moins direct.

Mais le problème demeurait entier pour eux, les humains.

24

— Lequel des trois ? murmura Brian au bout d’un long moment. Il est évident que nous devons continuer. Les directives de sire Raoul étaient on ne peut plus précises : un étroit sentier débouchant sur la droite et dont l’entrée serait cachée. Comment, au nom du ciel, peut-on trouver quelque chose au milieu d’un pareil fouillis de branchages ?

C’était là une question de pure forme. Pourtant, Aragh répondit aussitôt :

— Quand elle est masquée par un arbre postiche, évidemment, fit-il, voilà qui vous apprendra à ne pas m’avoir mis pleinement au courant.

— Que veux-tu dire au juste, Aragh ? demanda Jim.

— Que nous avons très probablement déjà dépassé cette entrée secrète. Il y a un petit moment, nous sommes passés devant un arbre que l’on avait coupé à la base pour le replacer ensuite debout sur sa souche. Il était à notre droite. Pour que l’entaille passe inaperçue, on l’avait enduite de terre malaxée avec du vin. Du vin qui était aigre ou, plus vraisemblablement, qui a eu tout le temps de surir depuis. J’en ai senti l’odeur au passage mais je n’y ai pas prêté attention car j’ignorais ce qu’on recherchait exactement.

Giles brisa le silence qui suivit :

— Eh bien, qu’est-ce que nous attendons pour rebrousser chemin ?

— Excellente idée, approuva Jim.

Reprenant la file indienne, le groupe revint sur ses pas. Aragh, qui marchait en tête avec l’assurance de celui qui connaît déjà sa destination, avait toutefois accéléré l’allure, ce qui rendait la progression des autres plus malaisée. Au moment où Jim se préparait à lui demander de ralentir, le loup s’arrêta brusquement.

— Le voilà, annonça-t-il sans se retourner.

Il s’écarta pour laisser passer Jim qui s’approcha précautionneusement de l’arbre-leurre pour le renifler.

Pas d’erreur : l’odeur qui en émanait avait indiscutablement un léger relent de vinaigre.

Jim tâtonna avec circonspection entre les branches hérissées de piquants jusqu’à ce que ses mains rencontrent la surface désagréablement rugueuse et épineuse de l’écorce. Il empoigna alors le tronc, le souleva et recula avec sa charge, dégageant ainsi l’entrée d’un sentier extrêmement étroit. Quand ses compagnons s’y furent engagés, Aragh toujours en tête, il remit le simulacre en place. L’arbre tenait parfaitement droit sur la souche : ses branches, en effet, s’emmêlant comme un écheveau à celles des arbres voisins, le maintenaient vertical. Jim avait une gourde à la ceinture mais l’étroitesse de la sente lui interdisait de s’accroupir pour mélanger comme il en avait eu l’intention de la terre avec un peu d’eau afin de faire une bouillie dont il aurait masqué l’incision. Tant pis : il allait falloir miser sur la chance et espérer que personne ne découvrirait leur présence avant qu’ils aient rencontré celui qui était censé prendre contact avec eux.

Jim rejoignit ses compagnons déjà arrivés au point de rendez-vous, un emplacement à moitié moins large que l’embranchement où ils avaient fait halte un peu plus tôt.

— Moi, dit Brian, je serais d’avis de nous asseoir et de nous restaurer. L’attente risque d’être longue. En fait, si la personne qui doit nous retrouver ne s’est pas montrée quand la lune se couchera, je suggère que nous fassions demi-tour et retournions à notre cachette. Mieux vaudrait éviter de déambuler dans la forêt en plein jour.

— Brian a raison, dit sir Giles derrière ses bandages.

— Je suis d’accord, moi aussi, approuva Jim.

Ils s’assirent tous, sauf Aragh qui reprit la position du sphinx accroupi, et restèrent à contempler la lune qui dérivait dans le ciel jusqu’au moment où le fouillis des branchages la déroba à leurs regards.

À deux reprises, Aragh leur enjoignit de faire silence. Quelqu’un passa alors peu après sur le grand chemin à moins de cinq mètres d’eux, sans toutefois s’arrêter devant l’arbre factice.

La lune avait entièrement disparu, même si le ciel réfléchissait encore un peu de sa lumière, quand la voix de Brian s’éleva à nouveau dans l’obscurité à présent presque impénétrable :

— Il est préférable de décrocher, maintenant. Et il va falloir qu’Aragh nous guide. Moi, je ne vois même pas ma main devant ma figure !

Le fait est que, même avec ses sens de dragon, Jim était à peine mieux armé que Brian pour avancer dans les ténèbres. Quand tout le monde se fut levé, il empoigna Aragh par la queue et ils se mirent en marche en se tenant par la main.

Soudain, le loup fit halte. Jim l’enjamba, souleva l’arbre postiche à pleines mains, ce qui n’alla pas sans lui valoir quelques écorchures, et, lorsque ses compagnons furent passés, il le remit en place sur la souche. Cela fait, il pétrit un peu de terre avec de l’eau de sa gourde pour modeler une pâte qui lui servit à camoufler la ligne d’intersection. Quand il eut terminé, il rejoignit ses compagnons et la petite troupe battit en retraite.

Le ciel commençait à s’éclairer à l’est lorsqu’ils émergèrent des bois. Une fois qu’ils eurent regagné leur camp, ils s’allongèrent, s’enveloppèrent dans leurs couvertures et ne tardèrent pas à sombrer dans le sommeil.

Ils dormirent tout le jour.

Les trois nuits suivantes, ils entreprirent la même expédition sans plus de résultats. Finalement, Giles déclara tout net à ses compagnons qu’il était prêt à renoncer à attendre ce guide qui leur faisait faux bond et à tenter la chance en prenant un chemin au hasard.

— Soyons patients, lui répondit Jim. Il ne savait même pas quand nous arriverions. Qui plus est, il est fort possible qu’il ne passe là-bas qu’une fois de temps en temps. Cette semaine, il peut aussi être de garde de jour et non de nuit ?

Trois nouvelles nuits se succédèrent, tout aussi infructueuses que les précédentes. Même Brian inclinait maintenant à partager le point de vue de Giles.

— Essayons encore une fois, dit Jim comme le crépuscule approchait. N’importe comment, nous ne pouvons rien faire d’autre ce soir et nous n’avons pas encore décidé quel chemin nous choisirons si nous nous risquons à tenter l’aventure. Donnons-lui une dernière chance de nouer le contact avec nous.

Les autres n’insistèrent pas. Jim ne put s’empêcher de penser qu’on lui obéissait plus parce qu’on le considérait comme le chef que par conviction.

La nuit tombée, ils retournèrent dans la forêt.

Ils attendaient au lieu fixé pour le rendez-vous et la lune commençait à peine à se lever quand Aragh leur signala que quelqu’un approchait. Tous bondirent aussitôt sur leurs pieds, l’arme au poing.

Des pas ne tardèrent pas à se faire entendre, puis l’inconnu s’arrêta. Au même moment, un rayon de lune filtra à travers un fouillis de branchages particulièrement enchevêtrés, illuminant la scène. Jim était si crispé qu’il eut presque l’impression qu’un projecteur braqué sur eux venait de s’allumer.

Le bruit de l’arbre postiche que l’on déplaçait leur parvint. Puis ce fut une voix basse et coassante – si proche, leur semblait-il, qu’en tendant le bras ils auraient pu toucher celui qui progressait dans l’ombre.

— Messire Raoul m’a chargé de prendre soin de vous.

Ils se détendirent – mais pas totalement. Jim se rendit compte qu’il serrait la poignée de son épée avec tant de force qu’il en avait les doigts douloureux. Il relâcha un peu son étreinte mais sans baisser pour autant sa garde.

— Si tu es celui que nous attendons, fit-il dans un chuchotement tout juste audible, avance. Mais sans armes.

— Mes mains sont vides, répondit la voix discordante.

Il y eut un bruissement quasiment imperceptible et une silhouette surgit. Les deux mains qu’elle tendait et que baignait le rayon de lune étaient effectivement vides.

Un frisson parcourut l’échine de Jim. En effet, bien que ces mains, ces bras et ces jambes fussent d’apparence on ne peut plus humaine, la créature à laquelle ils appartenaient était hideusement contrefaite. La partie supérieure de son corps paraissait boursouflée, et sa tête et son visage étaient anormalement larges et aplatis.

— Dis-nous quel est ton nom, ordonna Jim dans un souffle.

— Je m’appelle Bernard et j’étais jadis un homme semblable à vous, seigneur chevalier… car je présume que vous êtes chevalier : sire Raoul n’aurait pas organisé pareille rencontre avec quelqu’un qui n’aurait pu prétendre au moins à ce titre. Cela fait de longues années que je suis tel que vous me voyez présentement – et je rends grâce à Dieu qu’il ne fasse point grand jour car mon propre reflet dans l’eau m’est presque intolérable.

— Tu es bien celui que nous attendions, répondit Jim, ému de compassion. Tu auras seulement à nous conduire jusqu’à un endroit où nous pourrons nous introduire dans le château et à nous indiquer où nous trouverons notre prince.

— Certes oui ! Il y a douze années que je feins d’être un loyal serviteur et attends que se présente l’occasion de faire payer à Malvinne tout le mal qu’il a causé à mon seigneur et aux siens. Maintenant qu’elle s’offre enfin, je suis prêt à la saisir, quitte à renoncer à l’espoir d’aller en paradis. Oui-da ! Je vous guiderai jusqu’au château. Mais n’étant pas de ceux à qui il est permis d’y entrer, je vous expliquerai de mon mieux comment parvenir jusqu’au jeune homme dont vous parlez. Ce sera alors à vous d’agir. Je ne vous demanderai qu’une chose, seigneurs chevaliers.

— Laquelle ?

— Je vous prie de ne pas chercher à me regarder en face pendant que je vous guiderai. Pour l’amour de Marie, promettez-le-moi. C’est là ma seule exigence.

— Soit. (Brian, Giles et Dafydd acquiescèrent tous les trois.) Tu as notre promesse. Mais ne vont-ils pas te soupçonner si nous fuyons avec le prince ? Ne vaudrait-il pas mieux pour toi que tu nous attendes et partes avec nous ?

La créature semi-batracienne laissa échapper un rire rauque et amer.

— Et où irais-je ? Les saints moines eux-mêmes me fermeraient la porte au nez. Même les lépreux se détourneraient de moi pour aller se terrer dans un coin. Non, ce qui a été fait ne saurait être défait. Je resterai ici en espérant que, peut-être, la chance me sourira encore et que je pourrai porter un nouveau coup à Malvinne.

— Mais si tu es l’objet de soupçons, les conséquences pourront être désastreuses pour toi.

— Peu me chaut, coassa Bernard. Qu’ai-je à craindre comparé à ce que j’ai déjà subi ? Maintenant, mettons-nous en marche car nous avons encore une certaine distance à couvrir et nous serons peut-être obligés de nous arrêter en chemin pour nous cacher. Seul, je pourrais me rendre tout droit au château mais un groupe aussi nombreux que le vôtre attirerait immanquablement l’attention. Pour l’amour de tout ce qui vous est cher, hâtons-nous, conclut l’homme-crapaud avec une note d’impatience dans la voix.

Et, sans attendre de réponse, il se coula dans l’étroit passage. Les autres le suivirent. Quand ils eurent débouché sur le sentier, Bernard redressa le tronc de l’arbre-leurre, le replaça sur son chicot et, utilisant la même recette que Jim, appliqua sur l’incision un emplâtre de boue. Quand il eut terminé, il se releva mais ne prit pas immédiatement le départ : il avait encore des recommandations à faire au groupe.

— Le chemin que nous allons suivre pour gagner le parc du château n’est pas le plus direct mais dans ce labyrinthe, ce sera le plus sûr pour vous. Vous remarquerez que nous prendrons toujours à droite. Si vous réussissez à faire évader votre prince, il vous faudra rentrer dans la forêt à l’endroit exact où vous serez sortis et tourner toujours sur votre gauche. Ce sera de cette façon que vous parviendrez à quitter la forêt. Alors, que Dieu vous aide car, moi, je ne pourrai plus rien pour vous.

Il y avait une assez longue route à parcourir pour atteindre la lisière du bois mais Bernard marchait d’un bon pas et, en définitive, ils couvrirent rapidement la distance qui les en séparait.

Quand, finalement, ils émergèrent du sous-bois et se retrouvèrent sans transition dans le parc du château de Malvinne, ils éprouvèrent un choc tant le contraste était brutal.

La nuit tiède était splendide. La lune presque à son apogée illuminait les bosquets, les pelouses, les parterres fleuris, les fontaines et les pièces d’eau.

Pressant l’allure, ils suivirent les allées de gravier soigneusement ratissées qui convergeaient vers la masse sombre du château et il ne leur fallut pas plus de dix minutes pour l’atteindre. Une porte à peine plus grande que les portes d’immeubles familières à l’homme du XXe siècle qu’était Jim était encastrée dans la muraille.

Bernard l’ouvrit et les fit entrer dans une salle déserte.

— Voilà, dit-il. Maintenant, je vous quitte.

Jim jeta un regard circulaire autour de lui. Murs de pierre, voûte aux poutres massives étroitement juxtaposées, sol constitué de dalles nues. La vaste salle, tout en longueur mais basse de plafond, loin d’être déplaisante, n’avait pas néanmoins le charme du jardin qu’ils venaient de traverser. Elle était chichement éclairée par quelques torchères qui ne perçaient pas tous les pans d’ombre.

— Vous pouvez aller et venir en toute liberté, poursuivit Bernard. Beaucoup de personnes d’aspect parfaitement humain, dont certaines de haut rang, sont au service de Malvinne. Toutefois, le chien pourrait vous faire remarquer. Je regrette fort de ne pas y avoir pensé plus tôt. Je vous aurais conseillé de le laisser dans le bois.

— Cela ne fait rien, dit Aragh.

Bernard ne sursauta pas en l’entendant : il bondit littéralement sous l’effet de la surprise.

— C’est un loup ? fit-il.

— Oui, je suis un loup, ni plus ni moins, et je ne quitterai pas mes amis. Maintenant, plus de questions.

— Ah bon. D’ailleurs, tout le monde le prendra comme moi pour un chien. Quoi qu’il en soit, je vous donne mes dernières recommandations. (Bernard tendit le bras vers le mur du fond.) Vous voyez cette porte ? Quand vous l’aurez franchie, tournez tout de suite à droite et continuez dans la même direction. Vous traverserez plusieurs salles semblables à celle-ci. Les unes seront vides, dans d’autres vous verrez des gens préparer des mets ou se livrer à diverses occupations. Vous êtes visiblement des gentilshommes… (L’homme-crapaud lança un bref coup d’œil à Dafydd.) Enfin, au moins trois d’entre vous. Nul ne s’étonnera de vous voir continuer votre chemin. Marchez avec assurance comme si vous connaissiez parfaitement les lieux et étiez chargés d’accomplir une mission importante pour Malvinne. En sortant de la neuvième pièce, vous serez au pied de la tour où votre prince est gardé prisonnier. C’est à ce moment que le danger sera le plus grand.

Comme Bernard s’interrompait, Brian le pressa avec impatience :

— Bien, bien ! Continue !

— Vous pousserez une porte dépourvue de garnitures d’un côté mais sculptée de l’autre. Vous traverserez alors en continuant d’aller à droite une enfilade de salles au sol recouvert de tapis, beaucoup plus grandes et plus hautes, et vous arriverez au pied de l’escalier de la tour. Vous le reconnaîtrez à ses marches de pierre nue.

— Sont-elles assez larges pour que nous puissions les gravir tous les quatre de front ? s’enquit Brian.

— Non. Trois peut-être, et encore à condition de vous tenir coude à coude. Mais si vous voulez garder libre la main droite pour tenir l’épée, il ne vous faudra pas être plus de deux par degré. Attention : cet escalier en colimaçon n’a pas de rampe. D’un côté, c’est le mur et de l’autre, c’est le vide. Le prince est détenu dans les étages supérieurs. Là se trouve aussi la pièce qui sert de salle de travail à Malvinne lui-même. Comme vous voyez, c’est à proximité du plus secret de ses repaires secrets que votre prince est séquestré. Et, sans nul doute, il n’est pas seulement emprisonné par des serrures et des verrous – l’accès de ce lieu est interdit à quiconque sauf ordre spécial – mais il est aussi enfermé dans un cercle magique. (Bernard fit un pas en arrière en direction de la porte donnant sur l’extérieur.) Maintenant, allez et que la chance vous accompagne. Je demanderais bien à Dieu de vous venir en aide mais je doute qu’Il entende la créature que je suis désormais. Et si jamais vous avez le bonheur de tuer Malvinne en tentant de délivrer votre prince, vous pourrez disposer de moi comme vous l’entendrez jusqu’à la fin de mes jours.

Bernard ouvrit la porte mais marqua une hésitation avant de la franchir.

— Je tâcherai de vous intercepter de l’autre côté du portail quand vous redescendrez, dit-il finalement. Je ne saurais vous garantir que j’y serai car je ne suis pas souvent libre de mes mouvements. Aussi, ne comptez pas sur moi, ce sera préférable, mais gagnez en toute hâte le chemin par lequel nous sommes arrivés. Vous aurez alors la moitié d’une chance de vous en sortir pourvu que les créatures de Malvinne ne soient pas dans les parages immédiats.

Cette fois, Bernard passa le seuil. La porte se rabattit derrière lui.

— Allons-y ! s’exclama alors âprement Brian. Je jurerais que Son Altesse royale nous attend là-haut !

Ils s’ébranlèrent. Il n’y avait dans la première salle où ils pénétrèrent qu’un petit nombre de gens, les uns humains, les autres d’apparence plus ou moins animale, qui s’affairaient à empiler des sacs remplis, selon Jim, de grains ou d’autres produits alimentaires. Aucun ne leur adressa la parole. La pièce suivante était une cuisine où l’on plumait des volailles. Ils traversèrent encore d’autres salles servant apparemment de resserres avant d’arriver devant l’ultime porte, selon les dires de Bernard.

Là, ils s’arrêtèrent et ses compagnons se tournèrent vers Jim.

Ce dernier examina l’encadrement de près. Ah ! si seulement il pouvait voir au travers !

— On va tenter le coup et à la grâce de Dieu ! finit-il par laisser tomber.

Et il ouvrit la porte.

Bernard n’avait pas péché par exagération. La salle dans laquelle ils entrèrent était presque aussi grande que l’enfilade de toutes les autres réunies et haute de dix à quinze mètres. Son plancher disparaissait sous les tapis. Quelques meubles travaillés s’alignaient le long des murs comme le voulait la coutume de l’époque.

Et il y avait un monde fou. Rien que des humains, jeunes et beaux, tous richement vêtus – de façon excentrique, même, pour certains. Ils bavardaient par petits groupes. Mais contrairement à ce qui s’était passé précédemment, tous se tournèrent vers Jim et ses compagnons, interrompant leurs conversations pour les examiner sous toutes les coutures.

25

— Ne vous arrêtez pas ! ordonna Jim en sourdine.

Ignorant regards appuyés et commentaires, sans compter quelques rires, les quatre compagnons et le loup foncèrent droit devant eux en direction de l’escalier comme s’ils étaient chargés d’une mission d’une importance capitale.

À l’instant où il apparut clairement que l’intention des nouveaux arrivés était de monter dans la tour, les occupants de la salle cessèrent de leur prêter attention.

Le petit groupe entama en silence l’ascension de l’escalier. On n’entendait que le claquement de leurs bottes sur les degrés de pierre. Aragh, lui, comme à l’accoutumée, se déplaçait sans faire le moindre bruit.

Les marches les menèrent jusqu’à un regard qui s’ouvrait dans le plafond. Ils s’y glissèrent et l’escalier dont la spirale continuait de s’enrouler le long du mur de la tour les déroba à la vue des occupants de la salle du bas.

Ils poursuivirent leur ascension.

Très jeune, Jim avait découvert qu’il était presque totalement insensible au vertige auquel tant de per sonnes sont sujettes. Il en profitait pour crâner devant ses camarades en grimpant dans des endroits inaccessibles pour eux. Il avait cessé de frimer quand un de ses copains, visiblement terrifié mais déterminé à le suivre, s’était hissé sur une corniche d’à peine cinq centimètres de large : pris de panique, il avait failli tomber et se tuer. Soudain conscient de la puérilité de ce genre de prouesse, Jim n’avait plus cherché à épater la galerie. Depuis, il avait purement et simplement oublié qu’il possédait ce don.

C’est pourquoi il s’était placé sans même y réfléchir du côté extérieur de l’escalier, surplombant le vide et qu’aucune main courante ne protégeait.

Les premiers étages n’avaient pas posé de gros problèmes. Mais ils arrivaient maintenant à la partie menant à la lointaine voûte circulaire, tout là-haut au sommet de la tour. L’abîme qui plongeait juste au-delà de sa botte droite était de plus en plus impressionnant et Jim se félicita d’avoir choisi le rebord extrême des marches car ses compagnons, eux, risquaient d’être handicapés par les affres du vertige. Le coup d’œil qu’il lança dans leur direction ne fit que le confirmer dans ce sentiment. À son côté, Brian rasait la muraille, tout comme Giles et Dafydd qui se tenaient instinctivement serrés l’un contre l’autre. Même Aragh, un degré plus bas, gardait le flanc collé contre la paroi. Ils continuaient cependant d’avancer.

À un moment donné, Jim leva les yeux vers les marches au-dessus d’eux. La spirale allait se rétrécissant du fait de la perspective, et il prit pour la première fois conscience de la précarité de leur situation. Ces marches étaient, en effet, en encorbellement. Elles étaient, certes, solidement encastrées dans le mur, ce qui compensait le porte-à-faux, mais il était toujours possible qu’une pierre se descelle. Alors, la marche basculerait et celui qui aurait le pied dessus tomberait dans le vide – vers une mort certaine.

À cette pensée, Jim éprouva lui-même un soupçon de malaise en contemplant cette théorie de marches qui semblaient se succéder sans fin au-dessus de sa tête. Toutefois, en les considérant, il commença à réviser l’idée qu’il se faisait de leur fragilité. Il remarqua, en effet, qu’elles étaient toutes en appui sur un épais montant triangulaire qui émergeait de la muraille. Non, leur fragilité apparente n’était qu’une illusion quand on regardait l’escalier de bas en haut : en réalité, elles étaient d’une solidité à toute épreuve.

Jim en était à ce point de ses réflexions quand Brian l’interpella :

— Nous avons grimpé rudement vite, dit-il d’une voix hachée. Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée de faire une petite pause. Nous repartirons ensuite plus lentement parce qu’il nous reste encore un sacré bout de chemin pour arriver en haut.

— Mais bien sûr, répondit Jim en s’arrêtant tandis que, derrière lui, les autres stoppaient net.

Ce fut avec surprise qu’il s’aperçut en entendant sa propre voix qu’il avait le souffle court, lui aussi. Plongé dans ses pensées, il ne s’était pas rendu compte à quel point cette grimpette avait été éprouvante pour ses amis C’était probablement sa faute. La tête ailleurs, il avait accéléré l’allure. Or, rien ne justifiait pareille précipitation. Si Brian n’avait pas protesté, son organisme n’aurait pas manqué de le rappeler à l’ordre.

Il était néanmoins un peu étonné d’avoir malmené ses compagnons qu’il savait pourtant en bien meilleure condition que lui. Il mit cela sur le compte de sa concentration extrême – à moins que ses pouvoirs magiques soient intervenus sans qu’il en ait eu conscience…

Mais pourquoi diable n’y avait-il pas songé plus tôt ? Il n’y avait pas de gardes pour interdire l’accès de cet escalier ! Malvinne savait qu’il pouvait compter sans réserve sur la peur qu’il inspirait à ceux qui le servaient pour les dissuader de l’emprunter s’ils n’y étaient pas dûment autorisés. Mais un magicien de son envergure se fierait-il à ce seul moyen d’intimidation ?

C’était peu vraisemblable.

Il avait sûrement installé quelque part des chausse-trapes à l’intention des intrus, têtes brûlées ou indésirables. Sur le moment, le désespoir s’empara de Jim car il ne doutait pas que Malvinne fût en mesure de concocter des pièges dépassant de beaucoup ses propres capacités. Ses talents en matière de magie ne pesaient pas lourd, en effet, devant ceux d’un adversaire de cette trempe. À moins… à moins que Malvinne ne misât sur la candeur et le manque d’expérience de ceux qui pourraient avoir la témérité de se lancer dans une pareille aventure.

Mais quel genre de pièges un maître ès arts magiques comme Malvinne pourrait-il bien inventer ? Jim était encore trop novice pour être capable de concevoir toutes les manœuvres de ce dernier.

C’était là le hic. Il avait appris, et non sans peine, que pour réaliser un enchantement, il devait se représenter et le point de départ et le point d’arrivée pour parvenir au résultat souhaité. Or, c’était présentement hors de question puisque, n’ayant pas la moindre idée des traquenards mis en place par Malvinne, il lui était impossible d’imaginer la façon de les désamorcer.

Il devait pourtant y avoir un moyen…

C’est alors que Jim eut une brusque inspiration. En hâte, il inscrivit derrière son front :

 

MOI/VOIR – > MAGIE/AU-DESSUS/EN ROUGE

 

Comme d’habitude, il n’éprouva rien qui lui aurait permis de savoir si sa tentative avait ou non marché. C’était chaque fois pareil : il n’avait confirmation de sa réussite que lorsqu’un changement intervenait – quand il se transformait en dragon, par exemple. Ou quand il était parvenu à respirer au fond du lac de Mélusine. Mais pour l’instant, il ne disposait d’aucun indice concluant. Il avait beau examiner la tour, il ne voyait pas la moindre différence.

— Il vaudrait peut-être mieux repartir, dit Brian.

Il avait recouvré son souffle. Giles et Dafydd également. Jim se retourna. Aragh, lui aussi, avait cessé de haleter.

— Vous avez raison. Allons-y.

Ils reprirent leur ascension mais plus lentement, cette fois.

Ils avaient couvert à peu près la moitié de la distance qui les séparait du premier des niveaux supérieurs de la tour quand Jim s’immobilisa brusquement. Brian et les autres firent halte.

— Qu’y a-t-il, James ? demanda le premier.

— J’ai cru apercevoir quelque chose. Attendez… je fais marche arrière.

Il redescendit une demi-douzaine de marches pour avoir un meilleur angle d’observation et leva les yeux. Ce qui avait attiré son regard était une sorte de tache rouge. Là où il se trouvait maintenant, il distinguait mieux de quoi il s’agissait : la dernière marche menant au palier supérieur, y compris le soubassement qui l’étayait, était rouge d’un bout à l’autre.

— J’ai seulement essayé un peu de magie pour m’assurer que Malvinne n’avait pas placé de pièges à l’intention d’éventuels intrus et j’en ai repéré un, annonça-t-il aux autres en les rejoignant. La dernière marche, celle qui est juste avant le palier.

Tous levèrent la tête. Jim avait une première idée : il supposait que cette marche et le contrefort qui la soutenait s’articulaient au mur de telle sorte qu’elle basculerait sous le poids du premier venu et ce serait la chute dans le vide. Une chute fatale, pour la malheureuse victime.

Ce ne fut qu’une fois arrivé à proximité qu’une complication supplémentaire lui apparut. La pierre, à cet endroit-là, était différente. Elle avait près de deux mètres cinquante de hauteur – autrement dit, il n’était pas question de sauter par-dessus depuis la marche inférieure. Le piège était encore plus machiavélique que Jim ne se l’était figuré.

— J’ai l’impression que nous sommes bel et bien coincés, dit-il d’un air sombre. Quelqu’un a-t-il une idée ?

Chacun garda le silence. Brian et Giles regardaient ce degré qui, exception faite de son épaisseur peu commune, n’avait apparemment rien de particulier à leurs yeux. Dafydd contemplait également la marche mais son expression était plus songeuse. Aragh, lui, la scrutait fixement, le museau tendu et les oreilles dressées.

— Honte sur nous si nous faisons demi-tour ! laissa tomber Giles au bout d’un moment.

— Absolument, approuva Brian.

Mais ni l’un ni l’autre n’avaient de solutions à proposer.

Ce fut Jim qui finit par avoir une idée. Une idée qui ne l’enthousiasmait pas outre mesure, mais il ne voyait pas d’autre expédient. Il toussota pour attirer l’attention de ses compagnons.

— Il existe un moyen de tourner l’obstacle, leur dit-il. Il ne m’emballe pas particulièrement et je doute qu’il vous plaise plus qu’à moi.

— Ce qui compte, c’est notre devoir, pas ce qui nous plaît ou nous déplaît, rétorqua sir Brian.

D’un grognement, Giles se déclara d’accord avec lui. Dafydd se borna à acquiescer du menton et Aragh braqua ses yeux jaunes sur Jim.

— Il me suffirait de me transformer en dragon et je passerais par-dessus cette marche d’un coup d’aile. Le problème sera de vous la faire franchir à vous. Vous êtes trop lourds les uns et les autres pour que je puisse simplement vous soulever et que vous ne la touchiez pas.

— Croyez-vous ? fit Giles. Rappelez-vous que vous êtes un très gros dragon, James. Et la légende veut que ces animaux enlèvent les gens pour… euh… pour les dévorer tout à loisir.

— Je crois que les rumeurs de ce genre n’ont qu’un lointain rapport avec la réalité. Ou que, si cela s’est produit, il ne pouvait s’agir que de petits enfants ou de personnes ne pesant pas plus de cent livres. Je sais ce que je suis capable de faire quand je suis dans mon corps de dragon, croyez-moi. Or, il m’est impossible de voler en portant un adulte. (Jim se tourna vers Brian.) Mais laissez-moi vous expliquer les détails de mon plan. Je ne dispose pas de suffisamment de place dans cet escalier pour pouvoir me métamorphoser en dragon. Il me reste une solution : je vais sauter dans le vide et je changerai de forme au cours de la chute.

Aragh sourit. Brian fronça les sourcils. Giles ouvrit des yeux comme des soucoupes.

— Ah bon ? Parce que vous vous transformez automatiquement en dragon dès que vous êtes dans les airs ?

— Non, pas tout à fait. Mais je pense que j’aurai largement le temps d’opérer ce changement et de prendre mon vol avant de toucher le sol et de me faire mal (Se faire mal ! Jim s’interrompit. C’est volontairement qu’il avait atténué l’expression de sa pensée.) Une fois redevenu dragon, continua-t-il, pensif, je reprendrai de la hauteur, je piquerai sur vous et je vous agripperai à tour de rôle pour vous transporter par-dessus la marche. Maintenant, vous allez tous enlever votre ceinturon, le boucler autour de vos poignets et vous le passer derrière la tête pour que les griffes de mes pattes arrière puissent l’accrocher. Vous avez saisi ?

— Si je comprends bien, dit Brian, vous avez l’intention de nous déposer l’un après l’autre sur le palier ?

— Exactement. Celui que je soulèverai devra se tenir debout aussi loin du mur que possible pour que j’aie la place d’étendre les deux ailes et il faudra que les autres soient au moins trois degrés plus bas. Vous plierez les genoux, prêts à sauter, et quand vous sentirez que j’attrape votre ceinturon, vous prendrez votre élan… Comme si vous alliez bondir par-dessus la marche piégée sans mon aide. Avez-vous bien compris ? (Les trois hommes acquiescèrent.) Je vais donc me déshabiller, faute de quoi je déchirerais mes vêtements au cours de l’opération. Tenez, voilà ma ceinture, dit-il à Dafydd, passez-la sous les épaules d’Aragh, la boucle en haut, afin que j’aie une prise pour l’emporter quand viendra son tour. Au moment voulu, il faudra que tu sautes toi aussi, Aragh.

— Sauter, ça, c’est dans mes cordes, répondit le loup sur un ton goguenard.

Jim avait, à présent, presque fini de se déshabiller. Il s’apercevait qu’il faisait diablement froid dans la tour. Il avait la chair de poule. S’ajoutait la perspective de se laisser tomber dans le vide et de changer de forme, ce qui n’était pas de nature à le plonger dans l’euphorie. Il avait beau ne pas craindre le vertige, il avait conscience du côté suicidaire de sa tentative.

Une fois nu, il fourra tous ses vêtements dans sa chemise qu’il noua par les manches avant de l’expédier par-dessus la marche piégée. Elle atterrit sur le palier. Aussitôt, il alla se placer à l’extrême bord du degré sur lequel il se tenait. Le granit lui glaçait la plante des pieds.

Son hésitation était perceptible. Il sentait les regards des autres rivés sur lui. Retarder l’instant fatal ne servirait à rien.

Il s’élança dans le vide.

Durant la fraction de seconde qui avait précédé ce saut fatidique, il avait essayé de se dire que ce n’était rien de plus que de descendre en chute libre quand on a un parachute accroché dans le dos. Mais cette idée, pour réconfortante qu’elle fût, n’arrivait pas à le convaincre. Le sol s’approchait maintenant à une vitesse vertigineuse. Paniquant presque, il inscrivit mentalement derrière son front la formule commandant sa transformation.

Il ressentit un choc quand ses ailes s’ouvrirent à grand bruit et bloqua net son essor lorsqu’il passa comme un éclair devant ses compagnons – juste à temps pour ne pas s’aplatir sur la voûte qui, à peine trois mètres au-dessus du palier, était leur objectif. Une fois de plus, il avait oublié la formidable poussée ascensionnelle qu’engendrait le battement de ses ailes de dragon.

Quand sa panique eut reflué, il se laissa redescendre en spirale, l’étroitesse de la tour l’obligeant à effectuer des virages de plus en plus serrés, puis il se mit en devoir de remonter.

Il fallait qu’il commence par Aragh. Deux de ses compagnons, en effet, fidèles aux instructions qu’il leur avait données, se tenaient à croupetons de part et d’autre du loup afin de maintenir droite la boucle du ceinturon passé sous ses épaules. Jim plongea en oblique pour que son aile gauche n’érafle pas la muraille.

Au premier passage, il essaya d’agripper la boucle. La manqua. Continua sur sa lancée, reprit de la hauteur et recommença. Il rata à nouveau son coup. La troisième tentative fut aussi peu concluante. Le désespoir le gagnait. Mais quand ses griffes se refermèrent pour la quatrième fois sur la sangle, Aragh bondit. Ce coup-là, tous deux atteignirent le palier sans avoir effleuré la marche fatale.

Jim lâcha le ceinturon juste à temps pour ne pas percuter un mur dans lequel s’ouvrait une porte noire.

Il pivota vivement sur lui-même, redescendit l’équivalent d’une cinquantaine de marches et s’éleva derechef. La pratique qu’il venait d’acquérir commençait à porter ses fruits : il n’eut besoin que de deux essais pour soulever Dafydd. Un seul suffit pour chacun des deux chevaliers.

Son propre atterrissage sur le palier fit plus de bruit qu’il ne l’avait prévu et, visiblement, ce fut aussi l’impression de ses compagnons : ils dégainèrent instantanément et Aragh découvrit ses crocs. Tous quatre étaient massés autour de la porte noire tels des tigres à l’affût d’une proie qui a trouvé refuge derrière une grille.

Jim reprit en toute hâte sa forme humaine. Grelottant, il se rhabilla, récupéra son ceinturon auquel il fixa de nouveau son épée et sa dague. Pour une fois, il avait eu l’étrange impression d’être plus vulnérable dans son corps de dragon que dans son corps d’homme. Il se sentait maintenant beaucoup plus confiant et parfaitement capable d’assurer sa propre protection avec ses armes humaines. À son tour, il tira son épée et rejoignit les autres devant la porte.

— Le moment est venu d’entrer, leur dit-il.

26

Jim pénétra le premier, à l’affût de tout ce qui pouvait être de couleur rouge. C’était une sorte d’antichambre sur laquelle donnaient quatre pièces qui occupaient le reste de l’étage. Elles étaient plus petites que les salles du bas car la tour allait se rétrécissant à mesure qu’elle s’élevait. Le plafond n’était guère qu’à quatre mètres cinquante au-dessus. D’innombrables tapis recouvraient le sol. L’ameublement, s’il était réduit par rapport aux normes du XXe siècle, était somptueux. Les murs disparaissaient entièrement derrière de lourdes tapisseries qui ne laissaient libres que les fenêtres.

Celles-ci, un peu plus larges que la normale, faisaient au moins un mètre quatre-vingts de haut. Chacune était encadrée de rouge et un simple coup d’œil permit à Jim de comprendre pourquoi. La magie aidant, elles laissaient entrer beaucoup plus de jour que de banales croisées de dimensions égales et donnaient, compte tenu de leur emplacement élevé, une vue bien dégagée sur le paysage alentour. L’effet était par conséquent presque analogue à celui d’un appartement sur terrasse avec baies panoramiques, ce qui était monnaie courante dans le monde natal de Jim.

L’épée à nu, ils visitèrent les quatre pièces avec circonspection mais, ainsi qu’Aragh le leur avait presque immédiatement annoncé, elles étaient inoccupées.

— Mais il y a quelqu’un au-dessus, dit le loup. Un humain. Mon flair ne me trompe pas.

Un escalier à vis presque aussi large que celui dont ils avaient déjà fait l’ascension menait directement à l’étage supérieur. Ils le gravirent et découvrirent une nouvelle et vaste salle centrale autour de laquelle rayonnaient encore quatre chambres. Les portes massives qui les fermaient étaient d’un rouge éclatant aux yeux de Jim.

— Ces portes sont protégées, fit-il à ses compagnons. Si nous arrivions à découvrir en nous gardant de les toucher celle derrière laquelle peut se trouver le prince, nous marquerions un point sérieux. Es-tu capable de nous le dire, Aragh ?

Aragh les flaira les unes après les autres en prenant soin de se tenir à distance, la tête penchée de côté pour mieux entendre. Quand il les eut toutes inspectées, il revint à la troisième.

— Il y a un homme derrière celle-là, déclara-t-il. Je crois qu’il est seul car je l’entends respirer. Il semble dormir.

— C’est sûrement le prince ! fit Giles en se précipitant vers la porte. Il faut foncer…

— Non, Giles, arrêtez ! lui cria sèchement Jim. (L’interpellé s’immobilisa et se tourna vers lui avec une expression étonnée, presque offensée.) Vous ne vous rappelez donc pas ce que je vous ai dit ? Cette porte est protégée par un charme magique. Si jamais on essaie de l’ouvrir, il est hors de doute que cela déclenchera une alarme, si ce n’est pire !

Giles recula. Jim contemplait la porte. Les autres attendaient, les yeux fixés sur lui.

Un long moment s’écoula.

— Vous ne pourriez pas l’ouvrir par un moyen ou un autre grâce à votre magie à vous, James ? lui demanda finalement Brian.

— C’est ce moyen que vous me voyez occupé à chercher ! (Jim avait à peine fini sa phrase qu’il s’en voulait déjà d’avoir aussi brutalement rabroué son frère d’armes.) Pardonnez-moi, Brian. Je suis en train de réfléchir à la façon d’avoir raison de cette barrière magique.

— Je ne vous en veux nullement, James, soyez-en persuadé. Vous savez que je connais bien Carolinus. Pareille attitude est normale de la part d’un mage.

Il n’était encore jamais venu à l’idée de Jim que l’indispensable concentration que réclamait ce genre de travail pouvait excuser, dans une certaine mesure, la rudesse dont Carolinus était coutumier. Mais pour l’heure, des choses plus importantes occupaient son esprit.

Plus il y réfléchissait, plus il avait la certitude qu’en dehors de toutes les autres fonctions qui pouvaient lui être assignées le sortilège défendant la porte était une alarme chargée de prévenir directement Malvinne si jamais quelqu’un cherchait à s’introduire dans une de ces chambres interdites. Il était peu probable, en effet, qu’il confie à des subalternes le soin, tâche importante entre toutes, de déjouer une tentative d’intrusion dans ce qui était à l’évidence ses appartements privés.

Quelles que puissent être les vertus de ce charme – réduire en cendres un éventuel visiteur indésirable, par exemple –, il n’opérait pas quand c’était Malvinne en personne qui poussait la porte. Certes, Jim était dans l’incapacité d’avoir une idée précise de l’artifice utilisé pour la condamner. Mais il était prêt à parier que s’il parvenait à faire en sorte que le charme agisse à son avantage et non plus à celui de Malvinne, il serait peut-être en mesure de pénétrer dans la pièce à l’insu de ce dernier en évitant les pièges destinés aux intrus. Après avoir réfléchi, il inscrivit mentalement derrière son front :

 

ALERTE MAGIQUE DIRIGÉE VERS MOI – >

SI PORTE OUVERTE

 

Chaque fois qu’il lançait de la sorte un ordre, il s’efforçait de lui donner corps en l’imaginant. En l’occurrence, il visualisa quelque chose comme un rayon lumineux se déplaçant vers lui en court-circuitant l’endroit où se trouvait Malvinne.

Néanmoins, il était toujours hésitant. Théoriquement, la porte était maintenant neutralisée et ce serait lui, désormais, qui recevrait le signal d’alerte ; il ne courrait aucun danger.

Cependant, il n’en aurait la preuve formelle que s’il passait à l’acte et entrait dans la pièce.

La porte n’avait bien entendu pas de poignée, contrairement à celles en usage au XXe siècle. Elle était seulement munie d’une petite bâcle de la taille de la main qu’il n’y avait qu’à pousser. Ce ne serait qu’à l’instant où il la toucherait que Jim saurait si son sortilège avait ou non opéré.

— Bien, dit-il, dans une profonde inspiration, sans regarder les autres, écartez-vous. Je vais essayer d’ouvrir cette porte. Si je pénètre sans problème, vous pourrez probablement en faire autant.

Il vida ses poumons, les remplit à nouveau, puis actionna la bâcle.

Aucun éclair magique meurtrier ne le foudroya. Simplement, un son grave semblable à un coup de gong retentit par trois fois à l’intérieur de son crâne, suivi du son d’une voix qui disait : « On a ouvert la chambre bleue. On a ouvert la chambre bleue. On a ouvert la chambre bleue… »

La voix répétait inlassablement la même phrase et Jim commençait à croire que ce serait sans fin, quand elle se tut brusquement. Il balaya la pièce du regard et vit dans un coin un jeune homme allongé sur un petit lit. Il était en train de se réveiller.

Jusque-là, tout se passait bien. Restait une question : Malvinne avait-il été alerté ? Le système pouvait être plus sophistiqué qu’il n’y paraissait. Auquel cas, il fallait faire vite.

Jim franchit le seuil de la chambre. Assis sur le bord du lit, un jeune homme – le terme d’adolescent aurait mieux convenu – se frottait les yeux. Jim lui donnait entre seize et dix-neuf ans. Il avait un peu le même air d’innocence que John Chester mais avec quelque chose de plus raffiné.

Il était vêtu avec une luxueuse simplicité. Il portait par-dessus ses chausses une cotte-hardie bleu foncé semée de minuscules joyaux ou, tout du moins, d’infimes éclata de verre semblables à des gemmes qui réfractaient la lumière chaque fois qu’il bougeait. Ses cheveux cuivrés étaient taillés court. À son cou un médaillon figurant une effigie qui n’évoquait rien à Jim. Une paire de petites bottes de cuir souple était posée près du lit. Il se mit en devoir de les enfiler avant même d’ouvrir la bouche.

Jim prit alors conscience qu’il ne lui était rien arrivé de fâcheux. Les autres pouvaient donc entrer à leur tour mais quand il se retourna pour leur annoncer que la voie était libre, il constata qu’ils n’avaient pas attendu sa permission pour s’introduire dans la pièce.

Les deux chevaliers, un genou en terre, faisaient face au jeune homme. Dafydd, quant à lui, était resté debout, tout comme Aragh, mais il avait ôté le heaume qu’il n’avait pas quitté depuis Blois.

Une embarrassante question d’étiquette se posait. Théoriquement, Jim aurait dû ployer, lui aussi, le genou. Il était, après tout, le vassal direct du roi dont ce garçon était le fils. Mais c’était là une coutume étrangère à l’enfant du XXe siècle qu’était Jim : il resta debout.

Le prince avait achevé de se chausser.

— Puis-je savoir qui vous êtes, messires ? demanda-t-il en regardant tour à tour Jim, Brian et Giles. Mais relevez-vous, je vous en prie, ajouta-t-il avec un geste de la main. Le protocole n’a pas cours en ce lieu. Si vous êtes des ennemis, je n’attends point de cérémonie de votre part. Et si vous êtes des amis, je vous dispense de tout décorum.

— Nous sommes des amis, Votre Altesse, dit Brian en se relevant et en avançant d’un pas. Et des amie anglais – enfin, trois d’entre nous. Celui qui se trouve le plus près de vous est sir James Eckert, que Sa Majesté votre père a fait, l’an passé, baron de Bois de Malencontri. Et voici sir Giles de Mer, féal chevalier du Northumberland. Quant à moi, je suis sir Brian Neville-Smythe de la branche cadette des Neville de Raby, s’il plaît à Votre Altesse. Les autres sont des amis bien qu’ils ne soient pas anglais : le Gallois Dafydd ap Hywel et Aragh, loup anglais.

Le prince sourit.

— Il me semble qu’au moins quatre d’entre vous sont anglais si ce loup se réclame, lui aussi, de cette qualité.

— Loup anglais je suis né et loup anglais je mourrai, dit Aragh, encore que je ne sois pas sujet de votre royaume puisque je suis un loup libre et que mon peuple a toujours été un peuple libre. Je suis néanmoins de vos amis et le demeurerai puisque vous venez du pays qui est le mien. Mais n’attendez pas de moi que je me comporte en humain. Jamais, nous autres loups, ne l’avons fait.

— Agissez selon vos manières, messire Loup, fit le prince quelque peu étonné, vous êtes excusé d’avance. Je n’irai en aucun cas critiquer la conduite d’amis qui sont venus jusqu’à moi. En fait, je n’aurais jamais imaginé que quiconque, Anglais ou pas, puisse me retrouver en ces lieux où Malvinne me retient prisonnier. (Il sourit à ses sauveteurs.) Et maintenant que vous êtes là, qu’envisagez-vous de faire ?

— Organiser votre évasion dans les délais les plus brefs, Votre Altesse, répondit Jim.

— Oui, mais comment, James ? fit Brian. À l’instant où nous arriverons au pied de l’escalier avec Sa Grâce, tous ceux qui sont en bas La reconnaîtront. S’ils ne se jettent pas aussitôt sur nous, ils s’égailleront et répandront la nouvelle. Et nous sommes au cœur même de l’antre de Malvinne.

— C’est à l’escalier de la tour que vous faites allusion ? s’enquit le prince en se levant.

— Oui, Votre Altesse.

— Je ne saurais l’affirmer avec certitude, dit le prisonnier en plissant légèrement le front, mais je crois que Malvinne dispose d’un autre chemin, une sortie dérobée dont il est le seul à connaître l’emplacement. Il m’en a plus ou moins parlé à l’occasion.

— Parce que vous le voyez souvent ? s’enquit Jim.

— Il prend presque tous ses repas avec moi. À vrai dire, c’est la seule personne que j’ai rencontrée depuis que je suis dans ce maudit château qui est devenu ma prison.

Jim se livra à un rapide calcul. Il commençait à faire sombre quand Bernard était venu les chercher pour les guider jusqu’ici. Il ne s’était pas écoulé plus de deux heures, trois au maximum, depuis ce moment. Il n’y avait donc pas de danger que Malvinne surgisse pour se mettre à table au beau milieu de leur tentative d’évasion.

— C’est un commensal d’une épouvantable vanité, encore qu’il ne boive que de l’eau, poursuivit le prince. Force m’est toutefois de reconnaître que le vin qu’il me sert n’est pas mauvais – les mets qui l’accompagnent non plus, d’ailleurs. Mais Malvinne passe la majeure partie de son temps à disserter sur ses grands pouvoirs et ses grands talents. Et, dans la conversation, il lui arrive parfois d’évoquer ces passages secrets.

— Mais comment pourrait-il y en avoir un qui parte d’ici ? fit Brian. Que Votre Grâce daigne me pardonner… je ne voudrais surtout pas qu’Elle puisse penser que je doute de la véracité de ce qu’Elle a entendu de la bouche de Malvinne. Mais cette tour est entièrement nue à l’exception de l’escalier intérieur. Et je ne vois pas comment même une mouche pourrait s’échapper d’ici autrement que par cet escalier.

— Moi non plus, digne chevalier. Pourtant, c’est bien ce qu’il m’a suggéré – ou, plutôt, ce qu’il m’a laissé entendre à mots couverts car il ne m’a jamais dit ouvertement qu’il utilisait une voie secrète pour entrer dans cette chambre et en sortir.

— Ce doit être un itinéraire magique, il n’y a pas de doute, intervint Brian.

— Peut-être…, murmura Jim.

Son esprit travaillait à plein régime. Se transporter instantanément par magie d’un endroit quelconque jusqu’au sommet de cette haute tour serait autrement moins fatigant pour Malvinne que de gravir cette interminable série de marches. Par ailleurs un autre élément rentrait en ligne de compte.

Carolinus avait évoqué le mode de vie somptuaire de Malvinne qui contrastait avec celui du mage, beaucoup plus modeste. Or dès leur première rencontre, quand Jim était encore sous les traits de Gorbash, Carolinus lui avait révélé que la première loi de la magie était la loi du paiement.

Toute opération magique exigeait un paiement en proportion. Qui plus est, le Département avait pour fonction de tenir la comptabilité en veillant à ce que la dépense n’excède pas le revenu. Le revenu était le fruit d’un travail agréé venant grossir le crédit magie ouvert au nom du magicien en sus des bénéfices courants à lui versés. Règlement courant et règlement magie étaient indépendants l’un de l’autre. Ainsi, lors de cette première rencontre, Carolinus s’était finalement livré à un marchandage de maquignon avec Smorgl, le grand-oncle de Gorbash. Au bout du compte, celui-ci avait dû proposer une quantité d’or et de bijoux qui avait semblé extravagante aux yeux de Jim pour que Carolinus accepte de l’aider à récupérer Angie.

Le mage avait ensuite déclaré que la délivrance de la jeune femme était en réalité une bonne cause, et qu’en conséquence Jim pouvait bénéficier de son concours sans bourse délier. Jim ne lui avait d’ailleurs donné ni or ni bijoux. Toutefois cet épisode mettait en lumière le fait qu’un magicien avait besoin de revenus ordinaires pour vivre normalement dans le monde. En même temps, il lui fallait un crédit magie solide auprès du Département des Comptes pour qu’il lui soit possible de pratiquer son art.

Apparemment, les opérations de magie se situant au niveau de compétence d’un magicien de classe AAA+ comme Carolinus ou de classe AAÀ comme Malvinne étaient dispendieuses – en termes de crédit magie, à tout le moins.

En conclusion, Malvinne avait peut-être des sources de revenu ordinaire importantes mais il était tout à fait possible qu’en ce qui concernait les fonds destinés à la magie il fût sur la corde raide. Sans aucun doute, son degré de solvabilité n’était pas un secret pour le Département des Comptes, mais Jim savait sans avoir besoin de poser la question que ce dernier ne révélerait jamais à un magicien de classe D l’état du crédit d’un magicien de classe AAA. Mais on était parfaitement en droit de supposer que pour mener le train de vie qui était le sien, Malvinne usait jusqu’à l’extrême de son crédit.

Si tel était le cas, il devait le plus souvent possible recourir à des moyens ordinaires plutôt qu’à la thaumaturgie afin d’éviter d’épuiser son capital magie. Dès lors, s’il disposait d’une voie d’accès secrète, ce pouvait fort bien être une voie qui n’avait rien de magique, un chemin tout à fait normal encore qu’astucieusement caché.

La question, comme l’avait souligné Giles, était de savoir comment un tel passage dérobé pouvait avoir été aménagé dans cette coquille creuse qu’était la tour de son château.

Jim prit soudain une décision.

— La nature de cette galerie est sans importance, fit-il. Il faut d’abord trouver son entrée si entrée il y a. Le problème sera alors automatiquement résolu.

Le visage des autres s’éclaira mais Jim avait déjà fait demi-tour pour sortir. Ses amis et le prince lui emboîtèrent le pas.

Une fois dehors, il considéra les trois autres portes, puis avança vers celle de gauche et inscrivit à nouveau sur son tableau noir la formule magique grâce à laquelle ce serait lui et non Malvinne qui recevrait le signal d’alerte lorsqu’elle s’ouvrirait.

Cette fois, il entra sans hésiter.

C’était une pièce entièrement vide. Laissant ses compagnons y chercher une hypothétique entrée, Jim passa à la suivante. Elle était tout aussi nue. Nulle part n’apparaissait le moindre liséré rouge qui aurait trahi l’existence d’un quelconque passage secret rendu magiquement invisible.

La quatrième chambre était beaucoup plus grande que les deux autres réunies. C’était à l’évidence l’équivalent d’un laboratoire façon XIVe siècle. Divers instruments bizarres jonchaient tables et rayonnages, ainsi que des récipients en verre de forme tout aussi incongrue.

Jim revint dans le vestibule et les autres se rassemblèrent autour de lui, prêts à recevoir ses ordres. Contrairement à son attente, le prince ne lui posa aucune question. Il exerçait le commandement et personne ne songeait à contester son autorité.

— Sir James est un mage, Votre Grâce, expliqua Brian au prince. C’est pourquoi il a pu ouvrir les portes sans que la magie de Malvinne, qui n’en a rien su, noua anéantisse.

— Vraiment ?

Le prince considéra Jim avec un respect nouveau.

— Un magicien d’une classe bien inférieure à celle de Malvinne et dont les talents sont loin d’égaler les siens, je le crains, Votre Altesse, s’empressa de préciser Jim qui ne voulait surtout pas que le prince se méprenne sur ses dons. Vous voyez, il n’y a pas d’entrée ici. Nous allons devoir descendre à l’étage inférieur pour inspecter ce qui semble être les appartements privés de Malvinne.

Tout en dévalant les marches, les autres à sa suite, Jim songeait que c’était par là qu’ils auraient dû commencer. N’était-il pas plus logique qu’un passage secret débouche dans la suite du magicien ?

Cette fois encore, il fut frappé par la magnificence du mobilier richement sculpté et travaillé, par l’épaisseur des tapis qui recouvraient le sol, par les lourdes et somptueuses tapisseries dissimulant les murs.

— Compte tenu du peu de temps dont nous disposons, je crois, dit-il, que le mieux serait de chercher tous ensemble. Y compris vous, Altesse, si vous avez cette bonté. Il se peut que Malvinne ait laissé échapper à son insu une précision pour l’instant obscure mais qu’un détail pourrait vous remémorer. Quant à vous autres, essayez de découvrir quelque chose qui ressemble à une porte ou qui pourrait être une ouverture camouflée – un panneau mural, un couvercle de coffre…

Tout le monde se mit à l’ouvrage, y compris Aragh qui fourrait son museau ici et là. Jim, pour sa part, guettait toute apparition de rouge car s’il y avait une entrée secrète, elle serait, il en avait l’absolue certitude, magiquement protégée.

La fouille, qui leur prit à peu près une demi-heure, resta vaine. Ils se rassemblèrent à nouveau devant l’escalier.

Ils étaient désemparés mais, curieusement, leur insuccès ne faisait que renforcer l’obstination de Jim. Plus il réfléchissait et plus s’affermissait sa conviction qu’il existait une issue qui, pour être cachée, n’en était pas moins matérielle. Soudain, une idée germa dans sa tête.

— Nous allons recommencer, dit-il. Cette fois, regardez bien derrière les tapisseries. Cherchez du rouge. Mais si vous en voyez, ne touchez surtout à rien !

— Du rouge, James ? s’étonna Brian.

Jim comprit son erreur. Bien sûr ! Lui seul était capable de voir la couleur révélatrice qu’il avait choisie. Il inscrivit vivement un nouvel ordre derrière son front :

 

VISION POUR TOUS – > SIGNAL MAGIQUE ROUGE

 

— Oui. Je viens de me livrer à un petit tour de magie grâce auquel cette fameuse porte devrait apparaître de couleur rouge. Si vous la voyez, prévenez-moi immédiatement. Et, je vous le répète, n’y touchez pas. Gardez-vous même, si possible, de vous en approcher. Tout ce qui est rouge risque d’être mortel.

Cette fois, la perquisition dura un peu plus d’une heure mais elle se solda, elle aussi, par un échec. Quand ils tinrent à nouveau conseil, Jim remarqua qu’Aragh était couché, apparemment endormi, sur une pile de coussins. Cela devait faire un certain temps qu’il était dans cette position.

— Aragh ! Tu n’as pas fouillé comme les autres ? lui demanda-t-il.

Le loup ouvrit un œil, puis l’autre, se leva et s’ébroua.

— Non, répondit-il.

Tous les regards convergèrent vers lui.

— Pourquoi ? s’étonna Jim.

— J’aurais pourtant cru que, doué comme vous étiez, James, vous auriez eu en tête certaines réalités. Les loups sont incapables de voir ce que les deux pattes appellent les couleurs. Pour nous autres, ce ne sont que des nuances dans un monde entièrement noir, blanc et gris. Ah ! évidemment, si votre rouge avait une odeur, je le trouverais bien avant aucun d’entre vous.

— Bien sûr ! s’exclama Jim. Quel imbécile je suis ! Prépare-toi à te servir de ton nez, Aragh !

— Eh ! Vous n’allez pas me jeter un sort ?

— Non, sois tranquille. Je vais agir sur ce que nous cherchons et charger cet objet d’une odeur. L’odeur de l’ail, par exemple. Qu’est-ce que tu en penses ?

Aragh ouvrit la gueule toute grande comme s’il riait aux éclats.

— Ça, c’est une odeur que, même vous, les humains, pourriez finir par sentir à la longue. Allez… d’accord pour l’ail !

Jim rédigea une nouvelle formule derrière son front :

 

SIGNE MAGIQUE ROUGE – >

SE DOUBLE D’UNE ODEUR D’AIL.

 

À peine avait-il fini qu’Aragh, oreilles dressées, se mit à trotter jusqu’à l’escalier qu’ils avaient eu tant de mal à grimper. Après avoir flairé quelques petits tapis entassés là, il glissa son museau sous l’un d’eux, respira un bon coup avec une satisfaction évidente et, en prenant le bord entre ses crocs, le sortit de la pile.

— Alors, James, fit-il en le lâchant et en se préparant à en faire autant avec le suivant, qu’est-ce que vous attendez ? J’ai trouvé ce que vous vouliez.

Ce fut une ruée générale et tout le monde se mit à l’œuvre pour dégager l’emplacement qu’Aragh avait détecté au milieu des carpettes superposées qui le dissimulaient. Bientôt, ils entrevirent quelque chose de rouge.

— Reculez-vous ! ordonna Jim. C’est moi qui vais terminer le travail.

Quand ses compagnons eurent obéi, il se baissa et entreprit d’ôter les derniers tapis. Alors, une trappe apparut à leurs yeux. Une trappe d’un rouge éclatant. Le signal magique retentit à nouveau dans la tête de Jim. Il attendit qu’il se soit tu pour se tourner vers les autres.

— Je vais essayer d’ouvrir ce passage, leur dit-il. Cela ne devrait pas poser plus de problèmes que pour les portes du dessus mais si je n’y parviens pas et si jamais quelque chose m’arrivait, tâchez de fabriquer une corde avec les moyens du bord. Vous l’ajusterez à la poignée et y attacherez quelque chose de lourd que vous laisserez tomber depuis le palier de manière que le poids fasse basculer le couvercle. Alors, l’un d’entre vous tentera de se glisser dans l’ouverture pour voir s’il n’y a pas de danger. S’il réussit, les autres pourront l’y suivre.

— Vous craignez donc de mettre votre vie en péril quand vous soulèverez le couvercle de cette trappe, James ? demanda Brian.

— Il y a un risque, admit Jim.

— Dans ce cas, laissez-moi faire. Vous êtes plus à même d’aider Son Altesse à s’évader de ce maudit château qu’aucun d’entre nous. S’il y a un risque, permettez-moi de l’assumer.

— Merci, Brian. (Jim était touché par sa proposition car il y discernait plus que le souci d’assurer la sécurité du prince. Il connaissait suffisamment Brian pour savoir que son ami s’inquiétait aussi pour lui.) Mais la magie qui me protège sera, je le crains, sans effet sur vous autres. Aussi, nous n’avons pas le choix. Il faut que ce soit moi qui tente le coup. Reculez.

Jim se mit en position et empoigna d’une main ferme la poignée du panneau. Celui-ci devait être extrêmement épais et il s’attendait à être obligé de fournir un effort considérable pour le soulever. Mais le couvercle était sans doute muni d’un dispositif faisant office de contrepoids car il bascula sans peine à la première sollicitation, révélant l’amorce d’une cavité dans les profondeurs de laquelle descendaient des marches. Ni la surface interne de cette espèce de puits, ni son rebord n’étaient rouges. En regardant plus attentivement, Jim constata que l’encadrement du couvercle n’était plus rouge. Le charme qu’il avait jeté avait probablement cessé d’agir quand sa main, identifiée comme étant celle de Malvinne, s’était posée sur la poignée, ce qui avait du même coup fait disparaître la couleur révélatrice.

— Et voilà la solution, dit Jim en désignant l’ouverture du doigt. Vous voyez où cela mène ?

Les marches conduisaient au soubassement de l’escalier. Le conduit était si étroit qu’ils seraient contraints de descendre un par un. Dafydd et Jim devraient, qui plus est, garder la tête baissée. Mais c’était bel et bien la route qui leur permettrait de jouer la fille de l’air.

— Voilà un exploit dont je vous félicite, sir James, dit le prince – et il y avait dans sa voix une nuance de respect. Je vous adresse aussi mes félicitations, messire Loup. Et je m’en souviendrai. (Son regard se posa sur les autres.) De même que je me souviendrai de vous tous, mes sauveurs.

— La partie n’est pas encore gagnée, fit Jim, mais nous avons au moine un atout en main.

Néanmoins, il se sentait le cœur plus léger. Si Malvinne s’était donné le mal de ménager cette voie dérobée, c’était à coup sûr pour sortir secrètement du château. Cependant, Jim nourrissait la crainte que leurs efforts ne tournent court.

Il se dirigea vers les marches et les autres lui emboîtèrent le pas. Il les laissa passer et, avant de descendre à son tour, rabattit le panneau non sans avoir préalablement pris soin de le dissimuler à nouveau sous des tapis.

27

Les marches et les parois distillaient une luminosité d’origine indiscutablement surnaturelle. Jim avait craint qu’ils ne soient obligés de descendre à tâtons dans le noir. Il aurait pourtant dû deviner que Malvinne avait prévu l’éclairage et il était vexé de ne pas y avoir pensé.

La descente jusqu’aux régions habitées où s’amorçait la spirale de l’escalier sous lequel ils se trouvaient serait longue. Toutefois, Jim remarqua, détail réconfortant, de petites fentes entre les marches et la paroi tubulaire du boyau. C’étaient, semblait-il, des fissures accidentelles mais qui constituaient des repaires jusqu’au rez-de-chaussée.

Ils arrivèrent enfin à la dernière marche, là où le passage secret prenait fin pour aboutir à une galerie transversale. À gauche, il y avait un second escalier raide qui remontait probablement vers une autre tour. À droite, un étroit couloir s’élevait en pente douce.

Jim recula d’un pas ou deux pour laisser aux autres la place nécessaire.

— Quel chemin allons-nous choisir maintenant, sir James ? demanda le prince.

Jim, qui examinait le passage noyé dans la pénombre, se retourna. Il jeta à nouveau un coup d’œil vers l’escalier, puis son regard se posa sur ses compagnons.

— Je ne sais pas s’il nous faut aller à gauche ou à droite. L’un d’entre vous aurait-il une raison de penser que l’une de ces directions est préférable à l’autre ?

Seul le silence lui répondit. Même le loup n’avait pas de suggestion à faire.

— Ton odorat ne te révèle rien de particulier, Aragh ?

— Ce sont partout les mêmes odeurs. L’odeur des deux-pattes, des relents de nourriture…

Jim lâcha un profond soupir.

— Bon. En tout état de cause, il me semble que remonter par cet escalier est hors de question. La galerie de droite est légèrement en pente. Peut-être débouche-t-elle au pied du château ou à proximité. Autrement dit, si nous l’empruntons, nous parviendrons à une issue secrète que Malvinne a prévue au cas où le château serait pris d’assaut. À mon sens, la droite est le bon choix.

Le prince reprit la parole après un bref silence :

— Dans la situation où nous sommes, c’est à vous que la décision appartient, sir James. Je ne vois pas de meilleure solution pour nous que de vous suivre.

— Je vous remercie, Votre Altesse. Eh bien, allons-y.

Jim pivota sur lui-même et s’engagea dans la galerie déclive. Il entendit presque aussitôt les pas des autres derrière lui.

Tout paraissait se dérouler de façon normale quand, de manière imprévisible, la pente se fit abrupte et Jim, perdant l’équilibre, dérapa comme si le sol était recouvert de graisse. Il tomba et se mit à glisser de plus en plus rapidement. Il comprit au cri de surprise inarticulé que poussait le prince et aux jurons hautement colorés de Brian et de Giles que ses compagnons étaient victimes de la même mésaventure.

La chute s’accélérait à tel point qu’il avait l’impression d’être un bobsleigh en pleine course et il se rendit compte que le boyau qu’il dévalait descendait en spirale. Un moment, il eut la vision fugitive – cela ne dura que le temps d’un éclair – de quelque chose de rouge. Ce fut davantage une intuition.

Au plus fort de sa chute et avant de perdre conscience, il comprit son erreur et s’accabla de sanglants reproches : lui seul portait la responsabilité de ce qui leur arrivait.

En montant dans la tour, il avait inscrit sur le tableau noir de son front la formule qui lui permettrait de déceler au cours de son ascension toutes les embûches magiques que leur couleur dénoncerait aussitôt. Mais l’ordre s’appliquait exclusivement aux pièges situés au-dessus de lui. L’idée ne lui était pas venue qu’il pourrait y en avoir non pas au-dessus mais au-dessous. Il était maintenant évident qu’un de ces traquenards avait été installé à l’intersection de l’escalier dérobé et de la galerie en pente. Et, triple buse qu’il était, il avait si maladroitement libellé ses directives que celui-ci n’avait pas fonctionné : le piège, posé plus bas, n’avait pas pris la couleur révélatrice qui avait trahi la présence de ceux que Jim avait auparavant rencontrés sur son chemin. Maintenant, il était trop tard : ses compagnons et lui étaient prisonniers de ce toboggan en tire-bouchon qui les précipitait dans les entrailles de la terre.

Combien de temps leur chute dura-t-elle ? Impossible de répondre à cette question. Plus tard, Jim songea qu’à un moment donné il avait dû perdre connaissance – un étourdissement, peut-être, ou quelque autre phénomène d’origine magique. Quoi qu’il en soit, quand il revint brutalement à lui, il était plaqué contre une dure surface verticale et broyé sous le poids de ses amis.

Il ouvrit la bouche pour leur dire qu’ils l’étouffaient mais déjà, ils se dégageaient et, une seconde plus tard, il parvint à se redresser.

La voix de Giles résonna dans les ténèbres où ils étaient plongés :

— Où sommes-nous ? Je ne me souviens plus de rien. Je me rappelle seulement que je me suis retrouvé ici en me réveillant il y a à peine un instant.

Brian et le prince confirmèrent qu’il en était allé de même pour eux.

— Qu’allons-nous faire maintenant, sir James ? poursuivit le second. La tête me tourne encore mais je crois que je suis capable de tenir sur mes jambes. Où sommes-nous ?

— Je n’en sais rien, Votre Altesse. Je sens une espèce de mur. Attendez une minute. Je vais essayer de voir s’il y a une ouverture quelconque.

Et Jim se mit en devoir de palper la paroi contre laquelle il avait été précipité. Il sentit que ce n’était pas de la pierre mais sans doute du bois, et il en déduisit que ce pouvait être une porte. Il tâtonna à la recherche d’une éventuelle poignée, que sa main finit par rencontrer.

Il la poussa. Sans résultat. Il la tira et, cette fois, elle obéit docilement. Presque sans le vouloir, il ouvrit la porte toute grande et un flot de lumière les aveugla.

Mais leurs yeux s’accoutumèrent peu à peu et quand ils eurent recouvré leur vision normale, ce fut pour constater qu’ils se trouvaient sur une sorte de plate-forme ceinturée par une barrière, un balcon si étroit que leur groupe pouvait à peine s’y tenir. À droite de la porte, une volée de marches conduisait vers ce qui semblait être une gigantesque caverne. Le sol était de pierre tout comme la muraille contre laquelle ils étaient collés et celle qui leur faisait face, distante d’une trentaine de mètres. Mais l’ensemble se perdait dans les ténèbres. S’agissait-il d’une véritable caverne ? Où étaient-ils ? Difficile de le dire. Ils avaient parcouru une telle distance dans leur chute qu’il devait y avoir une sacrée épaisseur de croûte terrestre entre eux et la surface du sol ! En outre, la lumière qui les baignait ne s’apparentait ni à celle du soleil, ni à celle de la lune ou des étoiles. C’était une lueur étrange, diffuse et souterraine.

Au-dessous d’eux se pressait une multitude de gens, hommes et femmes, tous revêtus de ce qui paraissait être un uniforme noir, armés de curieux couteaux sans manche presque aussi longs que des épées. Ils portaient également des boucliers ronds ressemblant à des cibles de tir.

Jim balaya la scène du regard. Il ne reconnut aucun des visages. Tous étaient figés dans une expression de haine, de peur et de terreur presque démentielles qui les déformait. À une trentaine de mètres de la plate-forme et vingt mètres au-delà des silhouettes les plus éloignées, il y avait un espace vide au milieu duquel se dressaient deux trônes monumentaux. Deux personnages tout aussi colossaux y étaient assis.

L’un était de sexe masculin, l’autre de sexe féminin. Ils étaient revêtus d’une ample tunique qui leur tombait au-dessous des genoux et leurs bras reposaient sur les accoudoirs de leurs trônes. Ce qui les distinguait essentiellement des humains, en dehors de leur taille – que Jim estimait pour le moins à six mètres –, était leur cou anormalement long : il devait à lui seul faire entre un mètre vingt et un mètre cinquante.

L’homme était beau avec ses yeux perçants et ses cheveux noirs plaqués sur une tête ronde. La femme, à la chevelure également noire, resplendissait, elle aussi, d’une sombre beauté. Leur physionomie était impassible. Ce ne fut que lorsqu’il détourna le regard que Jim vit à la limite extrême de son champ de vision s’altérer les visages de l’homme et de la femme – si l’on pouvait les appeler ainsi –, celui du premier devenant une tête de chacal et celui de la seconde une tête de serpent. Mais leur aspect animal s’évanouissait quand Jim les fixait directement.

Une chose était certaine : ses amis et lui n’étaient pas à leur place en ces lieux. Il pivota vivement sur lui-même pour faire face à la porte et actionna la poignée maintenant bloquée. Sans perdre de temps, Jim inscrivit alors derrière son front :

 

SERRURES/LOQUETS – > DÉVERROUILLAGE

 

Il se concentra sur l’image de pênes coulissant dans leur gâche.

Mais la porte ne s’ouvrit pas. Toutefois, cette tentative avortée déclencha une réaction brutale chez le colosse assis sur son trône.

— Fort bien ! lança-t-il d’une voix tonnante. Violation sur violation ! L’un d’entre vous est un magicien. Non seulement vous avez, tous autant que vous êtes, péché à nos yeux en venant ici vivants mais, qui plus est, l’un de vous s’adonne aux arts interdits. Ceux de ton espèce, magicien, ont toujours été proscrits de ces lieux – et, comme tu vois, ta magie y est sans effet. Ici, seules règnent nos lois.

— Dieu nous protège ! murmura Giles.

— Ici, votre Dieu ne peut rien pour vous, Lui non plus. Vous êtes six. Une bête féroce d’en haut, quatre humains vivants et un magicien. Votre seule présence est un crime. Et, de plus, vous êtes armés. Que leurs armes prennent leur essor !

Les dagues et les épées des chevaliers frémirent dans leurs fourreaux mais sans plus. Brian et Giles avaient déjà la main sur la poignée de leur flamberge. D’un geste vif, le premier dégaina et pointa sa lame.

— Vous ne pouvez vous en emparer ! s’écria-t-il d’une voix que la fureur rendait vibrante. C’est une croix et, en dépit de vos rodomontades, vous n’arracherez pas son épée à un chevalier chrétien ! Prenez-la donc si vous pouvez !

L’épée de Brian frémit à nouveau dans sa main l’espace d’un instant.

— Tiens ! Mon poignard n’a pas de garde, dit alors Dafydd avec son flegme habituel, mais il ne s’est pourtant pas envolé. Ah ! Je comprends pourquoi ! Il n’a pas quitté sa gaine parce que le morceau de bois que j’ai fixé à sa poignée fait une croix. Il en va de même des cordes qui assurent l’étui de mon arc et de mon carquois. Jim, jusque-là accablé par le découragement, sentit un soupçon d’espérance renaitre en lui.

— C’est ici le royaume des morts, et nous en sommes le roi et la reine, tonitrua le colosse. Bien que des choses insignifiantes puissent être rebelles à notre volonté, cela ne vous sauvera pas ! Vous n’échapperez pas au sort qui vous attend. Oh non ! vous n’y échapperez point ! (Aragh poussa un grondement mais le roi des morts n’y prêta pas attention.) Vous êtes à nous et le traitement que nous vous infligerons sera une leçon dont se souviendront pendant des milliers d’années tous ceux qui pourraient avoir l’audace de vouloir profaner à nouveau notre domaine de leurs corps vivants. Ici, nous accueillons les morts mais jamais les vivants ! Vous tous êtes un outrage à nos yeux !

L’esprit de Jim tournait à plein régime maintenant que l’espoir lui était revenu. Il devait sûrement exister une procédure magique qui leur permettrait de brûler la politesse à ces deux monstres au cou démesuré et à ce ramassis de créatures emmaillotées de noir. Il était à présent habité par une sorte d’insouciante témérité. Depuis son arrivée en France, il puisait sans compter dans son capital magie et il n’avait aucun moyen de savoir s’il disposait encore d’un crédit suffisant pour mener à bien une entreprise de l’ampleur de celle qui s’ébauchait dans sa tête. Seule façon d’en avoir le cœur net : tenter le coup.

Mais il fallait avant tout avoir une idée précise d’un scénario pour que ses amis et lui soient magiquement et instantanément transportés ailleurs, quelque part où ils seraient en sécurité.

Les parois de la caverne continuaient de renvoyer l’écho de la voix tonitruante du roi des morts :

— Regardez. Ceux-là que vous voyez en bas, nous les avons rappelés d’entre les morts pour être nos gardes du corps. Ils vont maintenant vous conduire jusqu’à nous…

Il se tut et leva un doigt. La sombre cohue massée au pied des marches de la plate-forme surélevée s’écarta pour ouvrir un passage. Jim éprouva alors un choc. Giles s’avançait soudain, résolu et déterminé, vers les trônes des deux sinistres divinités. Il s’arrêta devant eux, ôta lentement son gant gauche, fit encore un pas et, le poing droit sur la hanche, dévisagea le roi des morts.

— J’ai l’honneur, dit-il d’une voix forte, d’être de ceux à qui revient la charge d’assurer momentanément la sauvegarde d’Edouard, prince héritier de la Couronne d’Angleterre. En son nom, je vous défie et vous invite à vous mesurer avec moi en combat singulier afin que vous prouviez vos droits sur moi si vous en êtes capable.

Et il lança son gantelet de cuir en direction du colosse.

Le gant fila dans les airs mais s’arrêta net à six pieds du visage du roi, puis, voltigeant lentement et silencieusement comme une feuille, retomba au sol à quelques pas du dieu.

— Giles ! Fou que tu es ! hurla Jim en dévalant les marches.

Mais l’assourdissant tonnerre de la voix du roi des morts noya ses paroles.

— Que l’on se saisisse de lui ! ordonnait-il, le doigt pointé sur le chevalier qui l’avait défié.

Les rangs des créatures vêtues de noir se pressèrent autour de Giles qui se retourna pour leur faire face en tirant son épée.

Il aurait été submergé sous le nombre comme une statue de sable qu’engloutirait une vague noire, mais les flèches de Dafydd pleuvaient déjà sur les assaillants. De leur côté, Brian et Jim étaient, eux aussi, passés à l’attaque. Devant, Aragh, tous crocs dehors, s’en donnait à cœur joie, expédiant d’une torsion du cou les attaquants dans tous les sens comme autant de jouets.

Ils rejoignirent Giles, l’entourèrent et regagnèrent de haute lutte les marches pour remonter sur la plate-forme.

La houle noire tenta de se lancer à l’assaut mais en vain.

— Halte ! tonna le roi des morts. Procédons comme il se doit. Vous irez là-haut, vous vous saisirez du premier que je désignerai, le plus outrageant, puis du deuxième, puis du troisième, quel que soit le prix à payer.

Sur la plate-forme, haletant et échevelé au milieu de ses amis tout aussi désemparés, Jim réfléchissait à toute allure. La tentative de Giles était stupide mais son geste témoignait d’une sublime hardiesse.

Et Jim devait à son tour faire preuve de la même audace dans le domaine de la magie s’il voulait les tirer de ce mauvais pas : il fallait qu’il pense avec hardiesse !

À peine avait-il pris cette résolution qu’un scénario fou naquit dans son esprit. Un plan qui les sauverait peut-être tous mais qu’il n’avait pas le temps de tester pour en vérifier l’efficacité.

Il inscrivit derrière son front :

 

NOUS TOUS – > HOLOGRAMMES – > LIEU ÉLEVÉ

 

Merveille des merveilles : le succès fut complet.

Jim vit ses compagnons papilloter, pâlir et devenir transparente. Lui-même ne sentait rien mais quand il baissa les yeux, il constata que ses jambes étaient translucides. Son esprit avait choisi un lieu élevé au hasard, le premier qui lui était passé par la tête. Et cet endroit n’était autre que la salle maîtresse des appartements privés de Malvinne qu’ils avaient quittée avec un tel soulagement un peu plus tôt – il n’aurait su dire quand, d’ailleurs. En proie au vertige et à la désorientation, il avait perdu toute notion du temps. Leur chute avait aussi bien pu durer quelques secondes que quelques heures.

Sans transition, ils se retrouvèrent donc dans cette pièce. Les silhouettes vaporeuses de Brian, de Giles, du prince, de Dafydd et d’Aragh se matérialisèrent autour de lui, suite au nouvel ordre qu’il venait de libeller :

 

HOLOGRAMMES – > CORPS

 

Ils étaient sauvés. Ils avaient regagné le laboratoire de Malvinne.

Le seul ennui, Jim en prit brutalement conscience, était que celui-ci occupait présentement les lieux.

28

Malvinne venait visiblement de prendre en tête à tête avec lui-même une collation tardive – ou un petit déjeuner anticipé – sans s’être préalablement assuré que son royal prisonnier était toujours à sa merci. Il était installé devant une petite table recouverte d’une nappe blanche, chose peu commune à cette époque, sur laquelle traînaient les reliefs d’un repas frugal. Y était également posée une carafe d’eau d’une contenance d’un litre environ où il ne restait guère que la valeur d’un verre.

Il se dressa à l’instant même où Jim et les autres, cessant d’être transparents, se matérialisèrent soudain devant lui. Jim ne l’avait encore jamais vu, nul ne lui en avait jamais brossé le portrait, mais il ne douta pas une seule seconde que l’homme qui se tenait là était Malvinne.

De même que l’on devine au premier coup d’œil la spécialité des professeurs, médecins et autres praticiens qui ont une longue carrière derrière eux, on ne pouvait – et Jim moins que tout autre – se méprendre sur Malvinne et voir en lui autre chose qu’un maître magicien. Son apparence physique n’y était pour rien et sa tenue pas davantage. Il paraissait bien cinquante ans de moins que Carolinus qui, d’après ce qu’avait compris Jim, était son contemporain. Pas le moindre soupçon de gris ne venait déparer ses cheveux et sa fine moustache d’un blond tirant sur le roux. De petite taille, les yeux marron – des yeux de moineau –, il était revêtu des plus riches atours. Foin de la robe qui était parfois la marque du mage ! Il portait des habits somptueux : une cotte-hardie de velours rouge flottant sur un haut-de-chausses bleu clair avec lequel un courtisan n’aurait pas jugé indigne de plastronner à la cour. Une épée à lame fine, trop longue pour être une épée de parade, se balançait à son côté.

Rien ne trahissait en lui le magicien mais Jim connaissait maintenant assez Carolinus pour ne pas s’y tromper : il discernait clairement des points communs entre Malvinne et son vieil ami.

Ils avaient tous deux le même regard vif et brillant, le même air indéfinissable d’autorité et d’omnipotence ; et il émanait d’eux la même aura de compétence – presque d’arrogance. Et, en dépit de la surprise provoquée par l’apparition inattendue du petit groupe, tout dans son attitude indiquait qu’il ne doutait pas un seul instant de maîtriser cette situation imprévue comme n’importe quelle autre.

Et il lui suffit en effet d’un mot :

— Inertie ! dit-il brièvement.

Instantanément, tous s’immobilisèrent, cloués sur place. Jim avait beau lutter pour s’arracher à la paralysie qui s’était emparée de lui, il ne parvenait pas à se libérer. Ce fut sur lui que se riva le regard de Malvinne.

— Par Bleys, le maître de Merlin ! s’exclama-t-il. Un apprenti, un blanc-bec, un semi-amateur empoté qui prétend jouer de ses sortilèges en mon château ! Où as-tu trouvé l’insolence de… (Il s’interrompit.) Mais ne serais-tu pas le béjaune de Carolinus ? Seul lui a pu te donner l’aplomb de t’introduire chez moi ! Est-ce lui qui tire les ficelles ? Je t’écoute ! Je te rends l’usage de tes cordes vocales pour que tu me répondes.

Jim recouvra miraculeusement sa voix :

— Carolinus n’y est pour rien. Nous avons mission de délivrer notre prince que vous maintenez captif, c’est tout. Et… Aragh ! À moi !

Dans la seconde qui suivit, Malvinne était sur le dos, les pattes d’Aragh lui clouant les épaules au sol. L’haleine brûlante qui s’échappait de la gueule béante du loup faisait danser les poils de sa moustache.

— J’attendais la suite de cette aimable plaisanterie, James, grogna Aragh. Vous n’auriez pas pu la laisser durer plus longtemps ?

— Jeune démon ! dit Malvinne d’une voix qu’étouffait sa rage d’être réduit à l’impuissance. Comment as-tu appris que le charme serait inopérant sur le loup ?

— C’est au colosse qui hante les bas-fonds de votre tour que je dois d’en avoir eu l’idée, répondit Jim. Et maintenant, si vous nous rendiez la liberté ?

— Je vous enverrai plutôt brûler dans les flammes de Belzébuth ! vociféra Malvinne.

— Délivrez-les ou vous êtes mort, proféra Aragh dans un grondement.

Jim se sentit à nouveau libre de ses mouvements. Du coin de il vit qu’il en allait de même pour ses compagnons.

— Quelqu’un vivrait sous mes appartements ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? fit avec hargne Malvinne qui, même écrasé sous le poids d’Aragh, n’avait rien perdu de sa morgue. Seul Carolinus a pu te dire que mes pouvoirs de thaumaturge sont sans effet sur un… un animal.

— Carolinus n’y est pour rien. Je suis mon propre maître.

Tout en parlant, Jim réfléchissait fiévreusement. Tant qu’il ne serait pas aux portes de la mort, Malvinne était un bâton de dynamite qui exploserait dès qu’Aragh l’aurait lâché. Il fallait le neutraliser. Mais il se rirait des moyens habituels qui permettent de réduire les gens à l’impuissance. Le ligoter ? Cela ne servirait à rien. Il ne lui faudrait même pas une seconde pour se libérer de ses liens. Seul, le loup avait pouvoir sur lui.

C’était l’allusion faite par le roi des morts, allusion aux différents royaumes entre lesquels se répartissaient les créatures vivantes, qui avait donné à Jim l’idée d’appeler Aragh au secours. Peut-être le règne animal était-il immunisé contre les enchantements des magiciens ? C’était sur cette hypothèse qu’il avait misé. Et cela avait été payant.

Brusquement, un autre souvenir lui revint en mémoire : le désarroi de Mélusine pleurant sur sa solitude et la scène qui s’ensuivit où elle sombra dans l’inconscience. Sans plus attendre, il inscrivit mentalement derrière son front :

 

EAU DANS L’ESTOMAC DE MALVINNE – > COGNAC

 

C’était, là encore, un pari que faisait Jim. Cette fois, il partait du postulat que Malvinne ne pouvait pas lire les formules qu’un autre magicien énonçait en son for intérieur même s’il était conscient que ce dernier se livrait précisément à cet exercice.

Et, derechef, il s’avéra qu’il avait vu juste. Malvinne, toujours à terre, s’esclaffa.

— Tu te figures que tu vas me jeter un sort, blanc-bec ? Eh bien, il ne te reste plus qu’à te faire une raison : c’est peine perdue. Dès que j’en aurai analysé la nature, pfuit ! Il sera nul et non avenu.

— C’est possible. Il n’y a qu’à attendre la suite. Entre-temps, vous aurez peut-être l’obligeance de nous indiquer le chemin le plus direct et le plus secret pour quitter votre château ?

Malvinne éclata à nouveau de rire.

— Pour croire que je le lui dirai, il faut que ce godelureau soit fou !

— Peut-être préféreriez-vous mourir, après tout, laissa tomber Aragh.

— Non, non, ricana Malvinne, on ne me fera pas deux fois le coup. Tue-moi donc parce que je ne répondrai pas à cette question et toi, le jeunot, tu auras les pires ennuis. Des ennuis dont même ton maître ne pourra te tirer. Le mieux que tu puisses espérer de ce loup dont le poids est en train de réduire mes omoplates en poudre est qu’il m’empêche de passer à l’action contre vous. Il est en droit de se défendre et vous avez partie liée avec lui, au moins pour le moment. Aussi, je ne peux rien contre vous dans l’immédiat. Mais c’est une situation qui ne saurait durer.

— Vraiment ? fit Jim avec intérêt. Et qu’est-ce qui serait censé la modifier ?

— Moi ! (Nouvel éclat de rire de Malvinne.) C’est Carolinus qui a la charge de « daire » ton « éfucation », pas moi. Découvre-le toi-même si tu le peux.

Et le magicien de s’esclaffer une fois de plus.

La façon dont il avait prononcé « faire ton éducation » en écorchant les mots n’avait pas échappé à Jim. Il commençait à bredouiller. Malvinne, c’était évident, n’était pas un grand buveur et la transformation en cognac de l’eau qu’il avait dans l’estomac entraînait apparemment quelques troubles. La seule question qui se posait était de savoir s’il en avait ingurgité suffisamment. Mais vu la taille de la carafe et le peu qui restait de son contenu, il avait maintenant près d’un litre d’alcool dans le sang. Le tout était de faire en sorte qu’il continue de parler.

— J’aimerais que vous m’expliquiez pourquoi vous êtes tellement sûr de vous, demanda Jim.

— Oh !… Ton loup ne peut rester éternellement sur moi et dès que je ne sentirai plus son poids sur moi, je pourrai me mettre à l’abri derrière l’équivalent d’une armure, rempart contre lequel il sera impuissant. Alors, je serai en mesure d’agir. Et je te prie de croire que je ne me gênerai pas !

— Et que ferez-vous au juste ? s’enquit Jim en s’efforçant de donner au magicien l’impression que ses paroles l’alarmaient.

Malvinne laissa échapper un rire rauque. En fait, il riait maintenant à tout bout de champ, ce qui semblait être l’indice que l’alcool avait sur lui l’effet espéré.

— Carolinus ne t’a pas enseigné les lois… je veux dire toutes les lois… toutes les lois de la magie, quoi ?

Décidément, sa langue devenait pâteuse mais il avait encore trop d’énergie et de détermination pour qu’Aragh retire ses pattes de ses épaules.

— Est-ce que t’aimerais être un pésci… un spécimen épinglé à une planche ? (La voix de Malvinne était de plus en plus éraillée.) T’aimerais ça ? Sur une planche comme un pipailla… papillon ? Dis ? (Il perdit le fil de son discours et son regard se brouilla un instant.) Mais j’t’ai posé une question. J’t’ai d’mandé si tu connaissais les lois. Tu les connais pas, hein ?

— En fait, comme je vous ai dit, Carolinus m’a laissé libre de mes choix…

— Alors, tu les connais pas, fit triomphalement Malvinne. Eh ben, j’vais t’en enseigner une. Y a une loi qui dit que quand c’est qu’il y a un « machicien » dans un groupe comme toi, eh ben, n’importe quel autre ma… « machicien » peut faire tout c’qui lui plaît avec ce groupe. Et la catégorie où le Département des Chiffres t’a placé compte pour des prunes.

— Ah bon ?

Jim essayait de paraître insouciant mais, en réalité, il était dans tous ses états. Vraiment, Carolinus aurait pu au moins le mettre au courant de cette loi !

— Cela risque de causer bien des désagréments, non ?

— Le fait est, bredouilla Malvinne. De sacrés dé… désagréments…

Ses yeux se fermèrent. Les autres attendirent, les nerfs tendus à craquer, mais ses paupières demeuraient obstinément closes.

— Je l’entends respirer comme un homme endormi, dit finalement Aragh.

— Alors, fit Jim, on va peut-être pouvoir le lâcher sans danger. Essaie de t’écarter de lui mais tiens-toi prêt à lui sauter à nouveau dessus s’il fait mine de revenir à lui.

Lentement, le loup ôta ses pattes des épaules du magicien. Celui-ci commençait à ronfler mezza voce.

— Plus vite nous filerons d’ici et mieux cela vaudra, reprit Jim qui expliqua à ses compagnons comment il avait procédé pour mettre Malvinne dans cet état.

— Le bâillonner d’abord ne serait-il pas une bonne précaution à prendre ? suggéra le prince.

— Rien de ce que nous pourrions faire ne serait capable de le rendre inoffensif, Votre Altesse.

— Alors, que va-t-il se passer ? demanda sir Brian. Quand il se réveillera, il se lancera à notre poursuite avec toutes les créatures, tous les hommes et toutes les femmes qu’il tient sous son contrôle, non ?

— C’est possible, rétorqua Jim. Cela dit, vous l’avez entendu. Il ne boit que de l’eau selon le témoignage de Son Altesse. Donc, il n’a pas l’habitude d’être ivre. Il peut ne pas reprendre conscience avant demain matin et il sera alors tellement malade qu’il lui faudra des heures, voire la journée, pour organiser une battue et remettre la main sur nous. Le mieux est encore de l’installer aussi confortablement que nous le pourrons pour retarder au maximum l’instant où il sortira du sommeil.

— Non, mais c’est pas croyable ! maugréa Aragh. Border l’ennemi dans son lit ! On n’a jamais vu ça !

Néanmoins, ils soulevèrent Malvinne, le portèrent dans sa chambre, l’allongèrent sur le lit somptueux, la tête sur l’oreiller, lui retirèrent ses bottes, dégrafèrent son col de chemise et tirèrent la courtepointe jusqu’à son menton. Cela fait, ils détalèrent par le passage secret qu’ils avaient déjà emprunté.

Un peu avant d’avoir atteint les dernières marches, Jim se rappela brusquement un détail. Il fallait annuler la formule magique qu’il avait précédemment inscrite derrière son front et qui avait eu de si funestes conséquences en lui cachant les diableries de Malvinne. Aussi s’empressa-t-il de noter sur son tableau noir :

 

MOI/VOIR – > PARTOUT SORTILÈGES EN ROUGE

 

Arrivé en bas, Jim stoppa brusquement. Ce coup-là, il n’y avait pas à s’y tromper : l’escalier et la galerie étaient l’un et l’autre d’un rouge sombre.

La voix du prince s’éleva derrière lui :

— Pourquoi nous arrêtons-nous, sir James ? Indiscutablement, nous devons prendre à gauche, à présent.

Jim resta perplexe. Tout était aussi rouge à gauche qu’à droite.

— Je regrette, Votre Altesse, mais Malvinne a piégé l’escalier tout comme la galerie. Des indices magiques sont là pour m’avertir que les deux directions sont aussi dangereuses l’une que l’autre.

— Les deux ?

Le prince se tut tandis que Jim continuait de réfléchir. Quelle que soit la voie, le danger était là. Pire ils risquaient de tomber de Charybde en Scylla. L’un et l’autre chemin les ramèneraient probablement au royaume des morts, et c’était bien le dernier endroit où ils désiraient se retrouver !

Ah ! si seulement il pouvait se décharger sur Brian. Peut-être celui-ci aurait-il une solution simple, pratique et banale…

Et ce vœu inexprimé, ce vœu de pure forme agit comme un catalyseur. Un peu plus, Jim se serait martelé le front de ses poings tant il s’en voulait de sa stupidité. Encore une chance que Carolinus ne soit pas témoin de ses cafouillages ! Le vieux magicien l’avait expédié au loin pour qu’il apprenne et l’une des choses que Jim avait déjà saisies, c’est que le même ordre pouvait être utilisé efficacement dans des situations différentes. Ainsi, pour mettre le maître magicien qu’était Malvinne hors de combat, il avait employé exactement un sortilège identique à celui qui lui avait servi à neutraliser Mélusine.

Il avait aussi imaginé un charme pour ouvrir des portes que seul Malvinne était censé pouvoir franchir. Il n’y avait dès lors aucune raison qu’il ne module pas les formules en fonction des problèmes posés.

Aussitôt il pensa avec vigueur :

 

MOI = MALVINNE – >

ANNULER/REPLACER CE SORTILÈGE

 

Rien ne se produisit. Trop complexe peut-être. Il recommença :

 

ANNULER – > CET ENCHANTEMENT

 

La couleur rouge s’évanouit. En même temps, loin de là, à gauche, l’escalier se mua brusquement en un boyau horizontal et la galerie, à leur droite, ne fut plus qu’une paroi de verre.

— Parfait ! dit Jim en s’engageant avec ses compagnons dans le nouveau passage non sans prescrire derechef un ordre :

 

RÉTABLIR SORTILÈGE

 

Dans l’instant qui suivit, la vue de l’escalier fut cachée par le soubassement des marches de pierre montant jusqu’à la voûte et dont la couleur rouge sautait aux yeux. Ce faux-semblant ne tromperait pas longtemps Malvinne. Le magicien serait même capable de reconstituer ce qui s’était passé. Mais son impression première – l’impression que rien n’avait changé – pourrait peut-être retarder un tant soit peu la chasse à l’homme dans laquelle le maître magicien n’allait pas manquer de se lancer.

Jim se remit en marche et prit la tête du groupe.

— Maintenant, dit-il, nous pouvons aller de l’avant.

29

C’était un passage tout en lacets tortueux, manifestement creusé à même les remparts du château pour une raison qui ne devait pas tarder à sauter aux yeux du groupe.

L’éclairage de source magique qui avait guidé leurs pas dans l’escalier secret ne fut bientôt plus qu’un souvenir mais une clarté suffisante filtrait des regards percés dans les murs entre lesquels ils avançaient.

À l’évidence, Malvinne tenait à avoir l’œil sur ses gens à leur insu. Et il était non moins évident que son personnel avait coutume de s’activer même en plein cœur de la nuit.

Apparemment, pour l’heure, c’était la fête générale au château – il n’existait pas de mot plus adéquat pour décrire ce qui se passait derrière ces murailles – et la lumière prodiguée par les torches et les candélabres que laissaient passer ces orifices était tout bénéfice de l’avis de Jim. Malheureusement ses compagnons ne résistèrent pas à l’envie de jeter un coup d’œil par ces interstices.

Comment Jim les en aurait-il blâmés ? En d’autres circonstances, le comportement de la domesticité n’aurait pas manqué d’éveiller son intérêt – ne serait-ce que dans l’espoir de glaner quelques informations sur Malvinne lui-même. Là où les choses se gâtèrent, ce fut lorsque tous, Aragh excepté, s’arrêtèrent, Brian et Giles, en particulier, commentant ce qu’ils voyaient sur un ton admiratif.

Cédant à son tour à la curiosité, Jim chercha lui aussi une fente à laquelle il colla l’œil. Il découvrit alors une salle exclusivement remplie de femmes en petite tenue qui s’affairaient les unes à s’habiller, les autres à se déshabiller dans un concert de babillages.

— Dieu me damne ! s’exclama Brian. Regardez-moi donc un peu celle qui enfile ces hardes vertes, là-bas, Giles…

Jim recula d’un pas.

— Si intéressant que soit ce spectacle, mes amis, dit-il, je crois qu’il serait préférable de ne pas nous attarder et de poursuivre notre route. Chaque seconde est précieuse si nous voulons être hors de portée de Malvinne avant qu’il se réveille et se lance à notre poursuite.

— Vous avez assurément raison, sir James, fit le prince. J’aurais dû y penser moi-même. Mais le comportement de ces messieurs m’a entraîné à les imiter.

— Deux de ces messieurs ont déjà une femme dans leur vie, rétorqua sévèrement Jim en dévisageant tour à tour Brian, Giles et Dafydd, maintenant tout penauds. Peut-être seraient-ils pour l’heure mieux avisés de penser à ces dames plutôt que d’épier des personnes du sexe.

— J’en conviens, dit sir Brian. Vous m’en voyez fort marri, James. Votre admonestation est bien fondée, en vérité. Je suis loin d’avoir accordé à dame Geronde Isabel de Chaney tous les vœux qu’un homme se devrait d’adresser à l’objet de son amour quand il est en terre étrangère.

— Quant à moi, je n’aspire à rien d’autre qu’à mon oiseau d’or, déclara Dafydd avec une tristesse qui conférait à son visage une expression solennelle. Sir Brian a raison : vous êtes dans le vrai, sir James. Nous ne devons songer qu’à une dame et une seule : celle qui est nôtre.

— De dame, je n’en ai point et c’est ce qui m’afflige, soupira Giles. Avec le nez que j’ai, il n’en est pas une qui me regardera une seconde fois. Et comment pourrais-je leur en tenir rigueur ?

— Allons, Giles ! Votre nez n’est pas si gros, protesta Brian. J’en ai vu de plus volumineux. Si je devais le qualifier, je dirais qu’il est fort.

Le prince vint à la rescousse :

— Sans contredit, sir Giles, j’ai vu à la cour, je vous en donne ma parole – et c’est parole d’un prince du sang –, des dames assiéger littéralement des gentilshommes ayant un nez autrement protubérant que n’est le vôtre.

— Vraiment, Votre Grâce ? demanda sir Giles sur un ton dubitatif en caressant l’étonnante protubérance qui lui servait d’appendice nasal. Vous pensez que je peux avoir quelque attrait sur les dames au lieu de les faire fuir ?

Tous le lui confirmèrent et leurs assurances réconfortèrent Giles.

— Mais, reprit le prince, comme sir James vient de nous le rappeler, il nous faut à présent nous hâter. Nous n’avons pas de temps à perdre à jouer les voyeurs.

— Par saint Cuthbert, voilà qui est bien parlé ! s’écria sir Giles d’enthousiasme.

Et les autres de faire chorus en invoquant le nom de leur saint favori pour donner plus de poids à leurs protestations.

— Ah ! Ces humains ! (Aragh émit un grognement dégoûté.) Ils sont comme des chiens. Il n’est pas un loup mâle qui poursuive une louve de ses assiduités sans son consentement.

— Que voilà un loup bien impertinent ! s’exclama le prince avec humeur.

— J’appartiens, ne l’oubliez pas, à un autre royaume que le vôtre. Je ne suis pas de vos sujets, jeune prince, et nul ne m’empêchera de dire ce qu’il me plaît.

Jim mit fin à l’altercation naissante :

— Votre Altesse, et vous, mes compagnons, je vous rappelle que le temps nous est compté. Il convient de partir.

La petite troupe se remit en marche à vive allure. Moins d’un quart d’heure plus tard, elle atteignait le mur massif par lequel s’achevait la galerie. À gauche s’amorçait une volée de marches.

— Et si c’était un autre piège magique ? demanda le prince avec méfiance.

Cet escalier plongeait dans le noir et une odeur de terre humide envahissait leurs narines.

— Non, Votre Altesse, ce n’en est pas un, dit Jim. (Il avait parlé avec assurance car il n’y avait nulle part la moindre trace de rouge.) Je pense que nous sommes arrivés au rempart du château. Ou je me trompe fort ou ces marches mènent jusqu’aux fondations. Malvinne a inévitablement prévu une possibilité de fuite en cas de nécessité.

— Vous avez parfaitement raison, James, acquiesça Brian. Il n’est pas un seigneur, à ma connaissance, qui n’ait pas aménagé à toutes fins utiles une issue de secours dans son château.

— Eh bien, allons-y.

D’un geste de la main, Jim matérialisa une poignée de brindilles que Brian embrasa à l’aide d’un silex et d’une pièce d’acier trouvée dans l’escarcelle qu’il portait à la ceinture et, à la lueur de cette torche improvisée, ils s’engagèrent dans l’escalier. La descente n’eut rien de comparable avec la dégringolade qui avait pris fin à l’entrée du domaine du roi et de la reine des morts. Ils avaient plutôt l’impression que ces marches les conduisaient dans quelque cave depuis longtemps désaffectée. Elles finirent par aboutir à une sorte de galerie à angle droit qui ne tarda pas à s’enfoncer sous le mur. Le sol en était dallé et des piliers de soutènement en étayaient les parois.

Le trajet dans ce boyau obscur fut long, si long que même Jim, qui ouvrait la marche, en venait à se demander s’ils n’allaient pas au bout du compte tomber dans quelque piège, mais ils se retrouvèrent devant une porte massive qui leur barrait la route.

Un lourd barreau reposant sur deux supports de métal en forme de L en assurait la fermeture. Le dégager ne paraissait pas très difficile mais Jim marqua un temps d’hésitation. Certes, la porte était vierge de toute trace rouge, mais il était néanmoins méfiant. Il se tourna vers le loup qui marchait sur ses talons.

— Aragh, sens-tu de ce côté ou de l’autre quelque chose susceptible de présenter un quelconque danger ?

Aragh flaira consciencieusement la porte en insistant sur les interstices du bas et du chambranle.

— Il n’y a rien. Juste des odeurs de terre et de végétation, conclut-il.

— Alors, allons-y.

Le barreau, bien qu’il ne fût pas exagérément lourd, était là depuis si longtemps qu’il était presque soudé à ses montants et Brian dut venir à la rescousse, Jim ne parvenant pas à le soulever à lui tout seul. Dès qu’ils l’eurent dégagé toutefois, la porte s’ouvrit sous l’effet de son propre poids.

Elle débouchait sur une cheminée en pente douce dont l’orifice révélait un morceau de ciel ponctué d’étoiles.

— Je vais monter le premier pour jeter un coup d’œil, suggéra Jim. Vous autres, restez là pour assurer la protection de Son Altesse.

— Vous êtes parfois stupide, James, dit Aragh d’une voix mordante. C’est une tâche qui revient à quelqu’un qui a l’œil plus affûté que vous.

Sur ces mots sentencieux, le loup s’élança dans la cheminée. Quand il fut arrivé en haut, sa silhouette occulta un instant le fragment de ciel constellé, puis disparut.

Pour Jim et ses compagnons, l’attente commença.

— Vous ne pensez pas qu’il a des ennuis – ou qu’il a décidé de nous abandonner ? murmura le prince avec inquiétude à l’oreille de Jim au bout de quelques minutes.

— Non, Votre Altesse, ni l’un ni l’autre. Ce qu’il a dit était juste. Si l’un d’entre nous peut grimper là-haut sans risque, explorer les alentours et revenir, c’est bien lui. Je ne sais pas ce qui le retarde mais il va revenir, je n’ai pas le moindre doute là-dessus. Nous n’avons qu’à patienter.

Ils continuèrent donc d’attendre. Plus le temps passait, plus leur fébrilité grandissait. Jim lui-même se laissait gagner par la nervosité ambiante. Et si Aragh avait été victime d’un accident ? Il n’osait exprimer son appréhension à haute voix de crainte de saper le moral des autres mais elle était bien présente.

Et soudain, Aragh surgit, dévalant la cheminée. Une autre silhouette debout, là-haut, masquait le ciel étoilé.

— Tout va bien, annonça le loup. Il y avait même quelqu’un qui nous attendait. Vous le verrez en haut.

— Qui ça ? s’enquit Jim en plissant les yeux pour essayer de mieux distinguer la silhouette.

— Un ami. Allez… montons !

Ils montèrent donc, Jim en tête.

— Quel plaisir de vous revoir ! fit une voix familière au moment où il s’extirpait hors du trou. Vous vous en êtes sortis comme je vous l’avais dit.

C’était la voix de Bernard.

— Qui t’a prévenu ? Et pourquoi t’es-tu posté ici ? Comment savais-tu que nous sortirions justement là ?

— À ces questions, il sera répondu en temps voulu, dit Bernard. Il y a quelqu’un qui pourra le faire mieux que moi. Ma tâche se limite à vous conduire le plus vite possible auprès de la personne en question.

— Cette personne ne serait-elle pas sire Raoul ? demanda Jim à tout hasard.

— Il est avec l’autre. (Comme précédemment, Bernard se tenait le dos tourné à la lune de sorte que le haut de son corps, caché dans l’obscurité, était invisible.) Mais si vous êtes maintenant au complet, suivez-moi.

Ils se trouvaient dans l’un des bosquets du domaine de Malvinne qu’ils traversèrent au pas de course derrière Bernard. Soudain, l’homme-crapaud bifurqua à droite et s’engagea dans un sentier qui s’ouvrait dans le dense entrelacs des fourrés ceinturant le parc. Quelque trois kilomètres plus loin, la petite troupe émergea hors du bois.

— Nous pouvons maintenant faire une courte pause pour nous reposer, dit alors Bernard.

Quand ils eurent récupéré, ils se remirent en marche. Cette fois, Bernard les entraîna jusqu’à une cavité qui plongeait dans le flanc de la colline. Ils s’y enfoncèrent. Jim s’efforça d’évaluer la distance qu’ils parcouraient mais ce boyau sinueux faisait tant de méandres que, bientôt, il perdit non seulement son sens de l’orientation mais aussi toute notion du temps.

Finalement, ils émergèrent à l’air libre sur une autre colline, entourés d’arbres clairsemés et de prairies. Un feu était allumé devant lequel se profilaient les silhouettes d’un cheval en train de brouter et de deux personnes.

En fait, il y avait une troisième créature. Qui dépassait les deux autres. Un petit dragon.

Installés autour du feu, tous trois tournaient le dos aux nouveaux arrivants. Quand, toujours sous la houlette de Bernard, la petite troupe les eut contournés, Jim les reconnut.

L’une de ces silhouettes était bien celle du sieur Raoul dont l’étroit visage arborait à la lueur dansante des flammes une expression sardonique. La deuxième, comme Jim l’avait deviné au premier coup d’œil par son aspect général, n’était autre que celle de Carolinus, ce qui était déjà une surprise, mais à la vue du troisième personnage, Jim éprouva un véritable choc.

— Secoh ! s’exclama-t-il.

— Surpris, James ? demanda Secoh d’un air satisfait. Pourtant souvenez-vous de cette rencontre non loin du monastère… cette voix vous disant : Je suis un dragon français… C’était moi !

Ces mots firent aussitôt vibrer une corde dans la mémoire de Jim. Ils lui rappelaient le jour où, s’étant juché pour dormir en haut d’un éperon rocheux, un petit dragon s’était accroché une douzaine de pieds au-dessous de lui et lui avait demandé où il allait.

— Le fait est que je ne t’avais absolument pas reconnu, reprit Jim. Mais pourquoi as-tu prétendu être un dragon français et m’as-tu posé toutes ces questions ?

— Eh bien…

Secoh s’étala confortablement comme tout dragon qui se prépare à se lancer dans une longue relation sur ses faits et gestes mais Carolinus l’interrompit brutalement :

— Pas maintenant, Secoh !

— Mais, mage, il faut qu’il sache que je représente les dragons anglais qui m’ont désigné comme leur ambassadeur.

— Plus tard.

Le ton du magicien était si cassant que Secoh n’osa répliquer. Contrairement à ses amis, il était assis dans une sorte de fauteuil garni de coussins.

— Mes vieux os, expliqua-t-il en surprenant le regard de Jim. Quand tu auras mon âge, James, tu feras comme moi. Cela dit, installez-vous de l’autre côté du feu, vous autres, et passons aux choses sérieuses.

Docilement, Jim, Brian, Giles, Dafydd et le prince s’assirent mais Bernard, lui, resta debout hors du cercle de lumière que projetait le feu.

— Toi aussi, l’homme ! lui intima Carolinus avec humeur. Quand je décide d’une réunion, le rang ne compte pas.

— Je ne suis pas un homme, lui répondit Bernard, et ce n’est pas ma condition qui m’empêche de m’asseoir, encore que ce pourrait fort bien être le cas car je serais alors aux côtés du fils de mon ancien seigneur. Mais je préfère demeurer hors de vue dans l’ombre. C’est mon droit, n’est-il pas vrai ?

— Absolument, se hâta de dire Jim avant que Carolinus ait eu le temps de répondre. Toutefois, tu pourrais réfléchir au fait que Carolinus ici présent est peut-être à même de défaire ce que Malvinne a fait et de te rendre ta forme humaine.

— Qu’est-ce à dire ? demanda Carolinus.

Ce fut sire Raoul qui répondit à la place de Jim :

— Malvinne l’a métamorphosé en une créature moitié homme et moitié crapaud parce qu’il avait porté les armes au service de mon père. Est-ce qu’il vous serait possible de lui restituer son humanité pleine et entière ?

Carolinus considéra la sombre silhouette qui se détachait dans l’ombre.

— C’est possible, bien sûr…, commença-t-il d’une voix lente.

Mais Bernard l’interrompit :

— Je vous remercie mais je ne veux pas. En demeurant comme je suis, je peux rester à proximité de Malvinne et peut-être qu’un jour ces mains-là lui arracheront la vie. Cet espoir est ma raison d’être.

— Tu refuses donc de retrouver ton ancien moi ?

— Oui-da.

— Eh bien, si c’est là ta décision, la question est réglée. (Le regard de Carolinus revint aux autres.) Parlons donc maintenant de nos affaires. Pour commencer, toi, Raoul, tu vas mettre James et ses amis au courant de la situation en ce qui concerne les forces anglaises et françaises.

— Elle n’est guère différente de ce qu’on était en droit d’attendre. (Une certaine amertume perçait dans la voix de Raoul.) Vos chevaliers anglais n’ont pas pu rester bien longtemps inactifs. Ils se sont vite lassés de passer leur temps à s’enivrer et à courir la gueuse. Presque tous, hommes d’armes et archers, se sont mis en marche, sans attendre le reste de votre armée. Ils ont commencé peu après votre départ de Brest, messire Brian, à se diriger vers l’est de notre belle France, vers Tours, Orléans et Paris en pillant et brûlant tout sur leur passage.

— Quels sont leurs effectifs ? demanda Brian.

— Quatre mille cavaliers et à peu près autant d’archers et de combattants à pied.

La voix douce de Dafydd s’éleva :

— Combien d’archers au juste ?

Raoul agita négligemment la main.

— Je n’en connais pas le nombre exact. Un ou deux milliers, me semble-t-il. Plus de la moitié de cette troupe était composée… (on eût dit que Raoul était sur le point de cracher le reste de sa phrase) de Gascons, bien évidemment. Mais notre bon roi Jean a levé sa propre armée. Forte de plus de dix mille loyaux Français, elle fait d’ores et déjà route vers le sud pour arrêter l’envahisseur. Sa Majesté doit certainement avoir dépassé Châteauroux et il est fort possible qu’Elle ait atteint Vendôme. Si vous souhaitez remettre votre prince aux mains des forces anglaises avant que les deux armées n’engagent la bataille, il vous faudra faire vite.

— Et les Français ? s’enquit à nouveau le Gallois. Compte-t-on nombre d’archers ou d’arbalétriers dans leurs rangs ?

— Je ne sais pas davantage combien il y en a. D’après ce que j’ai ouï-dire, ils ont des arbalétriers génois en suffisance. Nous autres, Français, ne dépendons pas de la piétaille contrairement à vous, les Anglais.

Dafydd intervint à nouveau d’une voix toujours aussi douce :

— Ce qui est fort dommageable pour vous, particulièrement pour ce qui est des archers.

— Restons-en là sur ce sujet, déclara sire Raoul. Laissez-moi vous rappeler que, n’était Malvinne, je serais avec notre armée. C’est à cause de lui, et de lui seul, que j’ai fait alliance contre mon propre roi et mon propre peuple avec une race que je n’aime point. Il faut, quoi qu’il puisse en coûter et dans l’intérêt supérieur du royaume, porter un coup d’arrêt à Malvinne faute de quoi la France telle que nous la connaissons cessera d’exister.

— Que voilà une bien étrange déclaration, messire Raoul ! s’exclama Brian. Je ne vois pas comment un sorcier pourrait peser d’un si grand poids sur la destinée du royaume de France.

— Parce que vous ne comprenez pas ! s’emporta Raoul. Si seulement vous saviez…

De sa voix affaiblie par l’âge mais empreinte d’autorité, Carolinus coupa le chevalier français dans son élan :

— Arrivé à ce point, je crois préférable que ce soit moi qui fournisse les éclaircissements qui s’imposent. Ecoutez-moi tous et rappelez-vous mes paroles. Vous en particulier, Edouard. Elles vous en apprendront beaucoup. Il y a dans la magie, son art et ses adeptes des choses qui vous dépassent et qui ne sont d’aucun secours dans la vie ordinaire. Mais la tournure prise par les événements exige que vous soyez à présent avertis, au moins en partie, de certains faits.

Un frisson parcourut l’échine de Jim. Les yeux de Carolinus étaient rivés sur le feu et sa voix, lointaine ; mais ses paroles avaient un étrange pouvoir, quelque chose qui semblait unir de façon plus étroite ceux qui l’écoutaient.

30

Un petit vent froid venu de nulle part passa sur eux. Le ciel noir, constellé d’étoiles, parut se rapprocher.

— Il existe de nombreux royaumes et vous avez tout récemment fait la connaissance d’au moins deux d’entre eux. (La voix de Carolinus, si basse qu’elle fût, sonnait clairement à leurs oreilles.) Le royaume des morts et le royaume des loups sur lequel les magiciens, même Malvinne et moi, n’ont aucun pouvoir. Et les êtres qui règnent sur ces empires n’ont un ascendant que sur leurs seuls sujets : telle est la loi. Quant aux étrangers, ils ne les contrôlent que par les composantes de la magie qui ont cessé d’être surnaturelles pour devenir partie intégrante de la vie quotidienne.

— Mais, mage, ne put s’empêcher de demander Giles, comment pouvez-vous être au courant en ce qui concerne Aragh et le royaume des morts ? Ce sont des événements qui ne remontent qu’à quelques heures !

Le regard de Carolinus se posa brièvement sur le chevalier.

— Cela n’est pas de ton ressort. Il existe des lois transcendant les lois qu’aucun d’entre vous, pas même James, n’a encore découvertes. Comment je le sais ? Je ne veux ni ne peux te le dire. Peu importe. En ce qui vous concerne, le seul point à retenir est que ces royaumes sont autonomes et distincts les uns des autres, que chacun obéit à sa propre logique mais s’en tient là.

Carolinus saisit une branche à l’aide de laquelle il tisonna le feu et son regard revint aux flammes dansantes.

— Il y a donc le royaume des morts et le royaume des animaux, reprit-il après un silence. Mais ces derniers se subdivisent encore. L’empire des animaux par exemple englobe le monde des loups et des dragons qui sont des espèces à part. Un magicien humain peut avoir un certain pouvoir sur de simples scarabées, par exemple, mais il n’en a aucun sur les loups, les dragons ou d’autres créatures que je ne nommerai pas pour l’instant. Certains de ces microcosmes rassemblent des entités supraterrestres – James, lui, en a rencontré en la personne de la fée Mélusine…

Carolinus regarda Jim d’un air entendu.

— À propos, fit-il, elle s’est lancée à ta poursuite. Aucun autre homme n’a fait une aussi forte impression sur elle et elle te recherche depuis qu’elle t’a perdu. Il se peut que cela ne la mène à rien parce que tu es magicien, même si tu n’appartiens qu’au menu fretin, mais cela, elle ne le sait pas encore.

Le regard de Carolinus se posa à nouveau sur les flammes.

— Pour en revenir à mon propos, enchaina-t-il, je citerai encore deux de ces royaumes. Le Département des Comptes et les Noires Puissances. Ces dernières ne peuvent rien contre les humains qui ne ressortissent pas à leur royaume. Elles ne peuvent s’attaquer à eux que par le truchement de leurs serviteurs – ogres, vers, sandmirks. (Le mage ménagea une courte pause.) Mais cela ne veut pas dire que nous n’avons rien à craindre d’elles. Elles sont perpétuellement à la recherche de traîtres comme Bryagh qui s’est dressé contre ses frères dragons et a enlevé dame Angela.

— Il n’était pas mauvais avant de devenir criminel, fit Secoh sur un ton presque rêveur.

— Peut-être. Néanmoins, les Noires Puissances en ont fait un renégat. Mais laissons cela pour le moment. Il existe aussi différentes catégories chez les hommes. Les Noires Puissances ne peuvent rien par exemple contre les humains qui se sont totalement consacrés à Dieu, et leurs serviteurs pas davantage. Le danger reste les fripouilles qu’elles peuvent soudoyer et retourner contre nous.

Carolinus réfléchit un instant avant de continuer :

— Il est une autre chose que vous devez bien comprendre. La conception que les personnes ordinaires se font d’un mage est très éloignée de la réalité. Pour elles, un maître magicien est quelqu’un qui n’a qu’à lever le doigt pour réaliser le moindre de ses désirs sans effort et sans que cela lui coûte quoi que ce soit. À supposer que cela soit vrai, et cela ne l’est pas, il faut prendre en considération le prix à payer pour devenir magicien. Les grands, comme Merlin et Bleys, celui qui l’a formé, ne se sont pas adonnés à la thaumaturgie pour les avantages personnels qu’ils pourraient en retirer. Ce n’est pas l’attrait de la richesse ou de la puissance qui les a incités à choisir le chemin difficile au terme duquel ils sont passés maîtres. Non : c’est l’œuvre et l’œuvre seule, cette chose sublime qu’est la magie elle-même.

La voix de Carolinus, bien qu’elle parvînt toujours aussi clairement à leurs oreilles, leur parut soudain venir de très loin.

— Il est indispensable que vous ayez tous maintenant une idée du prix à payer pour accéder à la condition de maître magicien. L’intéressé doit se consacrer corps et âme à sa nouvelle condition – voilà quel est le coût de cet apprentissage. Vous savez les uns et les autres ce qu’est la solitude, ce fardeau qui pèse sur la race humaine. Nous sommes tous condamnés à vivre seuls en nous-mêmes, si étroits soient les liens qui se tissent entre nous et nos frères ou nos sœurs. Mais la solitude qui est le lot du maître magicien est plus grande encore. Ce dernier est semblable à l’ermite qui se retire au désert. Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi l’anachorète a fait ce choix ?

Chacun se réfugia dans un silence prudent.

— Il le fait au nom de l’amour, reprit Carolinus. Un amour si vaste qu’il s’empare de son esprit et de son âme, un amour qui l’emporte sur tout le reste. Ainsi en va-t-il de nous qui dédions notre vie à la magie et à qui l’on donne le nom de mages. Cet art nous possède entièrement. (Carolinus se remit à tisonner le feu et des étincelles échevelées bondirent dans les airs.) Et puis vient un moment où les meilleurs d’entre nous s’interrogent. Est-il justifié de renoncer à tous les plaisirs de la vie ? Et la réponse est toujours la même : Oui, cela en valait la peine. Et pourtant, pour les humains que nous sommes et que nous resterons jusqu’à notre mort, la nostalgie de ce que nous avons perdu s’impose parfois… Regret poignant, faim inassouvie que les Noires Puissances cherchent à exploiter. Désir d’amasser des trésors ou tentation triviale comme la soif insatiable de vin qui dévore les dragons. Si Bryagh est devenu un renégat, c’est parce que les Noires Puissances lui avaient promis qu’il aurait toujours davantage de trésors et du vin à satiété. Même chez les plus grands de nos maîtres, le regret de ce dont ils se sont dessaisis en échange de ce qu’ils ont gagné est une faille où risque de s’introduire le tentacule du mal. Cela peut arriver aux meilleurs d’entre nous. Jamais les Noires Puissances n’ont réussi à avoir raison de ceux de nos magiciens considérés comme éminents. Mais pour ceux qui sont presque au faite, ceux qui détiennent déjà un pouvoir et une science immenses, la tentation est forte. Ils ont, en effet, déjà tant acquis qu’ils peuvent toujours espérer posséder davantage.

Carolinus dévisagea Jim et une fois encore son ton s’adoucit.

— C’est pourquoi James ne sera jamais vraiment un grand magicien. Il est trop intimement lié au monde extérieur en raison des amours qu’il porte en lui et qui existaient pour une part avant même qu’il ait connu le monde de la magie. (La voix du mage se durcit à nouveau.) Mais c’est là une autre question. Il est clair que James a un rôle particulier à jouer du fait de ses origines. Le lien entre le monde d’où il vient et la magie le rend particulièrement gênant pour les Noires Puissances. Je n’en dirai pas plus pour l’instant. Quant à vous, ses compagnons, vous devez l’aider à un moment où, une fois encore, les Noires Puissances sont passées à l’action et sur le point de remporter une victoire majeure après laquelle il sera difficile de leur arracher ce qu’elles auront alors gagné.

Derechef, Carolinus se perdit dans la contemplation du feu. Il hésita longuement avant de se décider à reprendre la parole :

— Maintenant j’ai honte de ce que je vais vous avouer. C’est un de mes semblables, un confrère magicien de grand pouvoir et de grande science, qui a été choisi par les Noires Puissances comme exécuteur de leurs basses œuvres. Je veux parler de Malvinne – vous l’avez deviné depuis longtemps. Pour des raisons que je ne puis présentement vous expliquer, les vrais praticiens de la magie tels que moi-même – ou quelqu’un ayant un crédit égal, voire supérieur à celui de Malvinne – prendraient un risque inconsidéré en voulant porter un coup d’arrêt à l’entreprise dans laquelle Malvinne s’est lancé sur l’ordre des Noires Puissances. D’un autre côté, un magicien moins versé dans son art n’aurait normalement aucune chance en face de lui. Seul un thaumaturge différent de nous tous, pas encore émérite dans le domaine de la magie mais chevronné dans d’autres matières inaccessibles en l’état actuel aux Noires Puissances elles-mêmes, serait peut-être en mesure de réduire à néant ces projets et de faire échec aux puissances maléfiques. Aussi est-ce à moi, parce que je suis son ami, son mentor et un maître dans l’art que nous pratiquons tous deux, qu’a incombé la tâche de choisir James pour tenter cette périlleuse aventure : se dresser contre Malvinne. (Carolinus considéra fixement Jim.) Moi seul suis à blâmer, James. C’était de moi, et de moi seul, que relevait la décision. Et cette décision, je l’ai prise sans te consulter, sans te laisser la possibilité de refuser. L’importance de l’affaire primait toute autre considération.

— Est-ce que James va affronter les Noires P-P-Pui-Puissances ?… bégaya Secoh. Et Malvinne ?

— Elles l’ont reconnu comme adversaire dès l’instant où j’ai décidé qu’il serait notre élu. (Le regard de Carolinus se tourna vers Brian.) L’attaque dont tu as fait les frais, ajouta-t-il à l’intention du chevalier, a été la première action qu’elles ont lancée contre lui. Leur objectif n’était pas de s’emparer de ton château. Elles avaient comme secret espoir que Jim ne survive pas à un combat auquel il était loin d’être préparé. Tu ne t’en es pas rendu compte mais il n’a échappé à la mort que d’un cheveu.

— Oh, James ! Si seulement j’avais su… commença Brian, bourrelé de remords.

Mais le magicien lui coupa la parole :

— Même si tu l’avais su, cela n’aurait rien changé, Brian. C’était une tentative que James était le seul à pouvoir essuyer et déjouer. Par la suite, les Noires Puissances ont cherché à différentes reprises à l’éliminer et ce n’est que de justesse qu’il s’en est tiré. C’est uniquement à votre vigilance, à vous, ses amis et compagnons, qu’il est redevable d’avoir eu la vie sauve. Et toi, Giles, les Noires Puissances escomptaient que tu le tuerais à l’auberge pour cette histoire de chambre.

— Dieu me pardonne ! s’exclama Giles. Ce n’était que mon satané mauvais caractère, James, rien de plus ! Comment pourrez-vous désormais avoir confiance en moi ?

Jim protesta mais Carolinus poursuivait, n’ayant de cesse de les éclairer :

— Tu n’as aucun reproche à te faire, Giles, déclara-t-il. Ce jour-là, les dés étaient pipés et tu ne pouvais t’en douter. Et rappelle-toi comment, plus tard, t’étant transformé en ondin, tu as sauvé le bateau et tous ceux qui étaient à son bord ; il avait talonné un récif qu’un marin aussi expérimenté que le capitaine, qui connaissait parfaitement ces eaux, n’aurait jamais dû heurter.

— C’est vrai, Giles, fit James. Vous nous avez sauvés, ce jour-là.

— Oubliez ces épisodes, reprit Carolinus. Personne n’a rien à se reprocher, je vous le répète. Encore un fait. James n’aurait pas rencontré Mélusine s’il n’avait pas suivi l’itinéraire conseillé par les dragons félons auxquels il avait remis son passeport. Ne t’a-t-il pas paru bizarre, James, d’avoir eu tant de mal à découvrir des dragons en France avant de tomber sur ces deux-là ?

— Cela m’a surpris, en effet, répondit Jim, mais j’ai pensé que ce pouvait être la conséquence des dévastations causées par la guerre qui a fait rage ces dernières années. Il se peut aussi qu’il y ait en France des régions où les dragons sont rares.

— Il n’en est rien. C’était l’œuvre des Noires Puissances. Tu étais incapable de percevoir la présence de dragons véritables jusqu’au moment où tu as rencontré ces deux traîtres. Mais assez parlé de cela. J’ajouterai simplement que Malvinne ne s’est laissé dévoyer que tardivement quand les Noires Puissances ont trouvé le défaut de sa cuirasse et joué sur son point faible. Il s’est laissé aller à assouvir sa soif de richesse et de puissance. Comme il n’osait pas tirer sur le crédit dont il disposait au Département des Comptes pour se procurer tous les biens matériels qu’il convoitait, il a utilisé des instruments humains pour dépouiller ceux qui l’entouraient.

— Comme mon père et tous les miens ! dit sire Raoul sur un ton farouche. Sa voracité a conduit à la ruine des dizaines de nobles familles. D’abord, il les discréditait auprès de notre bon roi en salissant leur réputation, puis il lançait ses propres troupes contre elles. Mes deux frères aînés ont péri l’arme au poing en défendant notre château. Mon père, après avoir été fait prisonnier, a connu une mort cruelle.

— Il est vrai, laissa tomber Carolinus, mais cela appartient au passé. Or, c’est l’avenir qui est, maintenant, d’une importance cruciale. Et l’avenir immédiat. Les armées française et anglaise sont au bord de la confrontation. Et les forces anglaises manquent cruellement de ces archers qui ont été pour beaucoup dans les victoires de Crécy et de Nouaille-Maupertuis en 1365 – ce que l’on appelle plus communément la bataille de Poitiers.

— C’est bien ce que je pensais, murmura Dafydd. Carolinus lui décocha un coup d’œil.

— Oui, mais plus grave encore, Malvinne rejoindra bientôt l’armée française, accompagné d’un simulacre du prince Edouard…

— Vous voulez dire un imposteur ? explosa le prince.

— Pas un imposteur dans le sens où vous l’entendez, Edouard. Ce sera une créature née de la magie, une image parfaite de vous-même, jusqu’aux vêtements que vous portez. Et le bruit court déjà que vous avez conclu alliance avec le roi Jean et que vous combattrez les Anglais, votre propre armée, à ses côtés.

Carolinus ménagea une pause pour laisser à ses auditeurs le temps d’assimiler ses paroles avant de poursuivre d’une voix solennelle en martelant ses mots :

— Quel que soit celui qui remportera cette bataille – je dis bien : quel qu’il soit –, il en résultera une guerre sanglante, une guerre interminable qui déchirera la France et donnera toujours plus de puissance à Malvinne jusqu’au jour où ce ne sera plus le roi Jean mais lui qui régnera. Alors, ses forces et son pouvoir magique aidant, il boutera une fois pour toutes les Anglais hors du royaume. (Carolinus se tourna vers le Français.) Peut-être te féliciteras-tu, Raoul, de les voir rejetés à la mer, fût-ce à ce prix. Mais je te le dis, ce n’est ni le bon moment, ni le bon moyen. En outre, si Malvinne en est le maître, la France ne sera plus la France que tu as toujours connue. Ce sera une plaie purulente sur le visage de l’Europe et il en découlera des maux immenses. Cette France-là tentera, en effet, non seulement de s’emparer des pays voisins mais aussi de mettre finalement sous sa coupe l’Angleterre et le monde tout entier.

— Il est inutile de me convaincre. Je sais – oh oui, je le sais ! – que Malvinne ne peut engendrer que maux sur maux. Mais que pouvons-nous faire pour l’empêcher de nuire ?

— Il n’y a qu’un seul espoir. (Les yeux du magicien se rivèrent à ceux de Jim.) Je ne te dirai pas comment t’y prendre, James, car il ne m’est même pas permis de t’aider de mes conseils. Il faut que, d’une manière ou d’une autre, tu arrives sur le champ de bataille à temps pour mettre fin à la guerre avant que l’un des deux camps en présence l’ait emporté, que tu démasques cette créature du diable et imposes Edouard, le vrai. Le jour se lève et, bien que tu aies passé une nuit blanche, je t’engage à partir immédiatement. J’ai indiqué à Raoul où l’affrontement aurait lieu – un endroit situé à peu de distance de ce qui fut le théâtre de la bataille de Poitiers car les Anglais, ayant eu vent de l’arrivée imminente des Français, ont obliqué vers le sud afin de trouver une position de défense plus favorable.

— J’ai des chevaux pour tout le monde, annonça Raoul.

— Les nôtres et nos équipements sont à notre camp, répliqua Brian. Nous ne devons pas en être bien loin.

— Non, confirma Bernard. Je vais les chercher. Je n’en aurai que pour un moment.

— Ne prends que les équipements, Bernard, lui ordonna Raoul qui ajouta à l’adresse des autres avec un sourire sardonique : Il serait fort étrange qu’en France un chevalier français ne puisse vous fournir de meilleures montures que celles que vous vous êtes procurées. Je m’en suis occupé.

31

Les chevaux sélectionnés par Raoul étaient des bêtes superbes mais ils ne convenaient évidemment qu’aux seuls humains Secoh et Aragh, eux, ne pouvaient compter que sur eux-mêmes.

Il n’y avait pas de problème pour le premier qui avait toujours la ressource de voler. Quant à Aragh, il trottait sans difficulté à la hauteur des montures, prenant même visiblement un malin plaisir à s’en approcher le plus possible, ce qui avait pour effet de les rendre nerveuses. À tel point que Jim dut le prier de se tenir à distance raisonnable autant que faire se pouvait.

Secoh, lui, avait des difficultés. Marcher sur ses pattes arrière, même si cela demandait des efforts, était chose faisable pour un dragon. Mais courir dans cette position pour suivre le rythme se soldait par une dépense d’énergie excessive – et Raoul pressait l’allure. Qui plus est, les chevaux avaient tendance à avoir encore plus peur de Secoh que d’Aragh.

On finit par trouver une solution : Secoh gagnerait par la voie des airs un endroit déterminé où il attendrait le reste de la troupe.

Le soleil brillait mais la journée n’était pas excessivement chaude. Ils allaient bon train et atteignirent bientôt la route par laquelle étaient passées les troupes françaises. Les gens du cru, interrogés par Raoul, leur confirmèrent qu’elles avaient au moins deux bonnes journées d’avance sur eux. Il apparut qu’elles avaient obliqué vers l’ouest. Ils en déduisirent que les Français, sachant que les forces anglaises avaient pris cette direction, s’étaient lancés à leur poursuite pour les rattraper.

— Tu ne m’as jamais expliqué pourquoi tu es là. Tu es un ambassadeur, as-tu dit ? demanda Jim à Secoh lors d’une pause.

Ils s’arrêtaient plus fréquemment, maintenant, sous prétexte de faire reposer les chevaux, de manger un morceau et de se rafraîchir ou pour toute autre raison qui leur venait à l’esprit. Mais la vérité était qu’à l’exception de sire Raoul et de Secoh ils tombaient tous de sommeil et aucun des cavaliers ne voulait être le premier à s’endormir et à dégringoler de sa selle.

— Eh bien, répondit Secoh, Carolinus m’a parlé de vous et des Noires Puissances. Il m’a dit comment elles vous avaient dirigé droit sur les deux dragons félons qui habitent dans ce vieux château. Alors, je suis allé voir les dragons de la falaise et leur ai suggéré de m’envoyer comme ambassadeur pour vous mettre au courant de vos droits vis-à-vis des dragons français. En effet, ces deux traîtres auront des comptes à leur rendre pour s’être approprié ce précieux passeport. Bref, ils ont accepté sans trop d’histoires de me laisser partir pour la France bien que cela les ait forcés à lâcher quelques bijoux de plus pour m’accréditer comme ambassadeur.

— C’est bien aimable de leur part, fit Jim. À vrai dire, je ne pensais pas qu’ils s’intéressaient tellement à moi.

— Eh bien, en fait, ils étaient inquiets au sujet de leurs pierres précieuses. Pour être tout à fait honnête, ajouta Secoh, pris d’un soudain accès de franchise, je me faisais un peu de souci pour ma contribution personnelle au fonds commun constituant votre laissez-passer. La perle qui était ma quote-part était le seul bijou qui restait du trésor de ma famille, vous comprenez ? Ce joyau, je le tenais de mon arrière-grand-père et chaque père a fait jurer à son fils de ne jamais s’en séparer. Même quand je crevais la faim dans les marécages, je ne m’en suis jamais dessaisi. Et il est peut-être à jamais perdu, maintenant.

— Te défaire d’une chose qui avait tant de valeur pour toi ! Une pareille générosité me touche profondément, Secoh.

— Allons ! À quoi servent donc les amis ? D’ailleurs, ce n’était pas comme si je m’en étais définitivement séparé. J’étais sûr de le récupérer.

— Tu récupéreras ta perle, Secoh, dit Jim avec force. Je remettrai la main sur ces deux dragons et les forcerai à rendre le passeport. Et si je n’y parviens pas, je trouverai un moyen de remplacer ta perle par une autre d’une valeur égale.

— Il faudra d’abord que vous dénichiez ces deux traîtres. Nous sommes en France, ne l’oubliez pas, et ils sont français. Ils doivent connaître des cachettes où vous ne pourrez jamais les découvrir. En fait, Carolinus a pensé, et je me suis rangé à son avis, qu’il serait préférable, et de beaucoup, que vous fassiez pression sur la communauté des dragons français tout entière. Si elle laisse un des siens voler un passeport et que la chose s’ébruite, elle se déconsidérera aux yeux de toutes les autres communautés, de tous les autres peuples dragons existant qui cesseront de lui accorder leur confiance. Oui, les dragons français ont beaucoup à perdre si vous choisissez cette ligne de conduite, James. Et ils sauront beaucoup mieux s’y prendre que vous ou moi pour dénicher ces deux dragons félons et les obliger à restituer votre bien.

— Mais comment intervenir au sein de leur communauté ?

— Eh bien, c’est justement la raison pour laquelle je suis là. Je serai habilité à parler en votre nom, comprenez-vous ? Je pourrai entrer en contact avec les dragons français, être reçu en audience par leurs chefs à qui j’expliquerai la situation. Je serai en mesure de transmettre toutes les requêtes que vous désirerez présenter à qui de droit et réclamer toutes les sanctions et compensations que vous souhaiterez, y compris la restitution du passeport. Le dédommagement que vous exigerez pourra être d’une valeur très supérieure, de sorte qu’ils n’auront rien de plus pressé que de vous le rendre pour éviter d’avoir à se plier à vos conditions.

La voix de Raoul retentit soudain, brisant net leur conversation :

— En selle ! Il est grand temps de reprendre la route.

Ils repartirent donc, mais les propos de Secoh avaient largement de quoi nourrir les réflexions de Jim. Ses pensées se tournèrent d’abord vers la compensation à demander. Il y avait là une occasion magnifique à saisir. Sur le moment, il était incapable d’imaginer ce qui pourrait égaler l’immense valeur des gemmes constituant son passeport. Ou il se trompait fort, ou elles auraient pu suffire pour acheter la moitié du royaume de France. Cependant, à force de réfléchir, une idée finit par naître dans son esprit et, à la pause suivante, il prit de nouveau Secoh à part.

— Dis-moi, fit-il, les dragons français n’aiment pas plus les georges français que les dragons anglais n’aiment les georges anglais, n’est-ce pas ?

— Sûrement ! Oh ! je ne dis pas qu’il n’y a pas de georges sympathiques – comme vous et sir Brian que j’ai maintenant appris à connaître. Et peut-être même sir Giles qui, étant un ondin, n’est évidemment pas semblable aux autres georges. Mais ces derniers, qu’ils soient anglais ou français, sont souvent de la même étoffe que sir Hugh de Bois de Malencontri dont vous habitez désormais le château. Il m’a capturé, moi, et m’a promis la vie sauve si je vous attirais pour qu’il puisse s’emparer de vous alors que vous marchiez sur la Tour Répugnante. Vous vous rappelez ? Et puis, après vous avoir emprisonné, loin de me libérer, il s’est contenté de rire aux éclats, me menaçant d’accrocher ma tête à son mur !

— Eh bien, figure-toi qu’une idée vient de me venir à l’esprit. Après mûre réflexion, il me semble que le mieux serait de leur demander quelque chose qu’ils ne pourront refuser mais qu’ils n’oseront pas mettre à exécution pour une raison ou une autre.

— Je ne comprends pas.

— Je vais t’expliquer, commença Jim qui était parvenu à la conclusion qu’il pourrait peut-être faire d’une pierre deux coups. Suppose que tu leur dises de ma part que j’exige qu’ils se présentent avec les pierreries sous trois jours… faute de quoi tous les dragons de France aptes à combattre devront se rassembler sur le champ de bataille entre les lignes adverses et se préparer à se battre aux côtés des Anglais.

Secoh regarda Jim en ouvrant de grands yeux.

— Je ne… Ah mais si, je comprends ! s’exclama-t-il soudain. Ils n’aiment pas les georges pris individuellement mais il leur faut bien cohabiter avec eux et s’ils combattent dans le camp anglais, ils risquent leur réputation et leur vie. Toute la communauté peut être décimée. Ils seront ainsi obligés de vous remettre le passeport – ou, s’ils ne le peuvent pas, un sac de joyaux d’égale valeur ! James, vous êtes le georges le plus malin du monde !

— J’en doute mais la question n’est pas là. Veux-tu leur transmettre ce message ? Et exactement dans ces termes. Ils devront rejoindre les lignes anglaises en formation de combat.

— C’est entendu. Vous voulez qu’ils se présentent prêts à se battre dans nos rangs ou avec le passeport dans trois jours ? C’est court comme délai.

— Oui, c’est court. Il serait peut-être aussi bien que tu partes tout de suite pour te mettre à leur recherche.

— J’y vole !

Secoh s’écarta en se dandinant afin d’avoir les coudées franches. Il se ramassa un peu sur lui-même et déploya ses ailes. Leur claquement produisit un terrifiant vacarme quand il prit son essor et les chevaux à l’attache se cabrèrent en hennissant.

— Que se passe-t-il ? cria Raoul qui se tenait un peu plus loin. Qu’est-ce que cela signifie, sir James ?

Jim estima qu’il était temps que le Français sache une bonne fois qui était le chef. Il s’avança à grands pas vers les autres.

— Aucun d’entre nous ne connaît votre rang, sire Raoul, attaqua-t-il.

L’interpellé le dévisagea en fronçant les sourcils.

— Mon nom de famille et mon rang sont mon secret, sir James. Et vous n’avez pas répondu à la question que je viens de vous poser.

— C’est précisément ce que je m’apprête à faire, répliqua Jim. Vous désirez que votre nom et votre rang réels demeurent secrets ? Soit. Nous respectons votre souhait. Mais il y a une chose qui, elle, est claire, c’est que je suis magicien. L’êtes-vous aussi, messire ?

Le froncement de sourcils de Raoul s’accentua au point de devenir menaçant.

— En voilà une question absurde ! Vous savez bien que non !

— Et aucun de nos amis ici présents ne peut se prévaloir d’un tel don, si je ne m’abuse ?

— Bien sûr que non !

— Alors peut-être conviendrez-vous qu’il ne saurait y avoir qu’un seul chef : celui qui est à la fois chevalier et magicien. Moi, autrement dit. Vous êtes chargé de nous conduire à l’endroit que Carolinus vous a désigné parce que vous êtes capable d’en trouver le chemin beaucoup plus aisément qu’aucun d’entre nous. Mais c’est à moi que revient le commandement de l’expédition. Le contesteriez-vous ?

Les deux hommes restèrent quelques instants à se regarder dans le blanc des yeux. Enfin, Raoul baissa les siens.

— Non, sir James, dit-il, dompté. Vous avez sans contredit raison. Il ne peut y avoir qu’un seul chef et ce ne peut être que vous.

— Parfait. Je suis heureux que nous soyons d’accord. Je vais maintenant vous faire part à titre exceptionnel de la décision que j’ai prise mais, à l’avenir, je ne vous expliquerai plus aucun de mes actes. J’ai chargé Secoh d’une mission spéciale. C’est tout ce que vous avez besoin de savoir.

Raoul inclina la tête.

Jim se tourna vers les autres. Ils n’en pouvaient visiblement plus. Brian et Giles, il n’en doutait pas, aimeraient mieux tomber à bas de leur selle que d’admettre les premiers qu’ils étaient à bout de forces. Le prince avait de toute évidence été élevé à la même école. De plus, étant de sang royal, il se devait de faire mieux que n’importe qui en toutes circonstances – ne fût-ce que de ne pas céder au sommeil, même au bord de l’épuisement. Néanmoins, il était temps de prendre des mesures.

Jim revint vers Raoul.

— Nous ne sommes encore qu’à la mi-journée, mais je pense qu’à ce stade il est indispensable que nous nous reposions. Dès que nous aurons trouvé un coin où nous serons en sécurité, nous nous arrêterons pour dormir. Connaissez-vous près d’ici un endroit où nous pourrions passer la nuit ?

— J’ai des amis, répondit simplement le chevalier français. Vous n’avez qu’à remonter en selle et me suivre.

Il y avait un petit château à moins de cinq kilomètres et, comme il l’avait dit, ses occupants reconnurent immédiatement Raoul. Ce fut avec gratitude que les voyageurs exténués acceptèrent l’hospitalité qui leur fut offerte – à la seule exception d’Aragh. Comme à l’accoutumée, celui-ci rechignait à l’idée de coucher sous un toit quand il pouvait s’en dispenser, aussi annonça-t-il d’autorité qu’il irait dormir dans les bois.

 

Jim se réveilla automatiquement quand la lumière grisâtre de l’aube s’engouffra par l’étroite fenêtre de la chambre qu’il partageait avec Brian, Giles et Dafydd – il soupçonnait que Raoul et le prince avaient dû bénéficier d’un peu plus de confort que celui qu’offraient les paillasses sur lesquelles ses compagnons et lui avaient dormi. Il se sentait parfaitement reposé et débordant d’énergie. Ce ne fut que lorsqu’il essaya de poser les pieds par terre qu’il se rendit compte à quel point ses articulations raides se ressentaient encore de la longue chevauchée de la veille.

Il trouva sans difficulté la grande salle du château et demanda à un domestique d’aller chercher sire Raoul. Quand celui-ci l’eut rejoint, il commanda le déjeuner. Peu après, chacun enfourcha sa monture et le petit groupe prit le départ. Aragh ne tarda pas à les rattraper.

Dans la matinée, certains indices – traces de roues et crottin de cheval – leur indiquèrent que l’armée française les précédait maintenant de fort peu ; en conséquence, ils effectuèrent un large détour pour la contourner et poursuivirent sans problème le chemin que leur avait indiqué Carolinus.

Ils allaient bon train et il leur apparut avant midi qu’ils n’étaient plus très loin de l’arrière-garde anglaise. Les deux armées étaient plus proches l’une de l’autre qu’ils ne l’avaient pensé. Quand le soleil fut à son zénith, ils s’arrêtèrent pour se restaurer et Jim profita de cette pause pour s’entretenir avec Brian.

— Comment allons-nous établir le contact avec nos hommes d’armes ? demanda-t-il. Ils nous attendent probablement à proximité du château de Malvinne. J’avais pensé vous envoyer auprès d’eux, vous ou Giles, mais dans la mesure où les deux armées sont si proches, nous ne disposons plus d’assez de temps pour que vous nous rejoigniez avec eux avant que la bataille s’engage.

— Non, ce n’est pas ainsi que se présentent les choses, sir James, répondit Brian. Ils devraient déjà avoir rallié l’armée anglaise. J’avais donné pour consigne à John Chester de ne rester que deux jours dans les parages du château de Malvinne et si, passé ce délai, nous ne l’avions pas contacté, de faire jonction avec nos forces afin de pouvoir au moins porter quelques coups aux Français. (Le front de Brian s’assombrit.) Mais il est impératif de les rejoindre, continua-t-il. Auriez-vous oublié que nous avons confié tous nos équipements au détachement de John Chester, James ? Sans armures et avec les seules armes dont nous disposons présentement, prendre part au combat est hors de question. Et je ne parle pas de Blanchard, mon fidèle destrier, sans lequel je ne saurais affronter des chevaliers armés de pied en cap.

— Non, je ne l’ai pas oublié mais j’aurai peut-être une autre mission d’une nature particulière à confier à nos hommes. Nous verrons. À supposer qu’ils soient avec les forces anglaises, pensez-vous que nous pourrons les retrouver au milieu d’elles ?

— Assurément, James. Nous connaissons tous John Chester et nos gens d’armes de vue. Il en est de même pour eux. Toutefois, les repérer au milieu d’une troupe aussi nombreuse, même si elle est relativement réduite, durera un certain temps. Des heures, peut-être une demi-journée.

— Eh bien, c’est ce que nous allons faire. Pendant ce temps, les autres essaieront de chercher un endroit où le prince sera à l’abri. Si nous en croyons Carolinus, les Anglais tiennent pour acquis qu’il s’est rallié aux Français. Ils prendront quiconque est vêtu comme lui pour un imposteur. D’un autre côté, si jamais les Français découvraient le prince authentique, ils seraient encore plus empressés de s’emparer de lui. S’ils ignorent que le prétendu prince que Malvinne compte produire n’est qu’un faux-semblant, le fruit de sa magie, ils sont sûrs d’une chose : il ne saurait y avoir deux princes. Aussi y a-t-il toutes les chances pour qu’ils tentent de capturer Edouard et de le conduire auprès de leurs chefs afin d’éclaircir la situation.

— Vous avez raison, James. C’est exactement ce qui risque de se passer. Si vous voulez, je peux partir dès maintenant en éclaireur pour commencer à rassembler nos hommes avant votre arrivée.

— Non, je crois qu’il serait plus sage d’éviter de nous séparer. D’ailleurs, les deux armées ne vont pas se précipiter l’une sur l’autre à la minute où elles se verront, n’est-ce pas ?

— En général, répondit Brian, la mine songeuse, se mettre en ordre de bataille demande du temps quand il s’agit de forces de cette importance. Et l’on engage presque toujours des pourparlers préliminaires – chacun des belligérants invite l’autre à se rendre… Vous avez raison. Il s’écoulera près d’une journée avant que les Français se montrent, arrêtent leurs positions de combat et commencent à marcher contre nous. Si, toutefois, ce sont eux qui attaquent.

— Vous attendez-vous que nous prenions l’initiative alors que nous sommes très inférieurs en force et que, me suis-je laissé dire, nous manquons d’archers ?

— Non, certes. Mais on ne peut jamais savoir à l’avance comment les choses se passeront.

— Tâchons de découvrir l’attitude que les Français ont le plus de chances d’adopter.

— Sire Raoul, fit Jim en s’approchant du Français.

Assis en tailleur, ce dernier était en train de manger un morceau de viande accompagné de pain – le seigneur qui leur avait offert l’hospitalité leur avait fourni des vivres.

— Oui, sir James ? dit-il en se levant.

— Vous savez mieux qu’aucun d’entre nous à quelle vitesse les forces françaises sont capables de faire mouvement. Tout permet de supposer que les troupes anglaises sont à moins d’un jour de marche. Dans combien de temps, selon vous, la rencontre aura-t-elle lieu ?

— Il ne faudra pas plus d’une journée pour cela. Le roi Jean et ses chevaliers auront hâte de tailler des croupières aux envahisseurs. Il est vrai que quand ils seront en vue des forces anglaises, ils devront installer leur dispositif de bataille. Cela pourra prendre une demi-journée, peut-être.

— Vous pensez donc qu’il est possible que la bataille s’engage demain vers midi ?

Les lèvres de Raoul se retroussèrent en un sourire carnassier.

— Cela ne fait pour moi aucun doute, sir James.

— Eh bien, je vais en informer les autres. Il nous faudra foncer le plus vite possible. Aujourd’hui, nous sommes reposés. Mettons-nous en route sans plus tarder.

De fait, ils firent une longue étape. Peu après la tombée du jour, ils arrivèrent en vue du camp anglais et décidèrent de passer la nuit dans une minuscule chapelle en ruine d’où l’on apercevait les feux de bivouac de la troupe.

32

Il ne faisait pas encore jour quand des voix toutes proches accompagnées d’un piétinement de chevaux réveillèrent Jim. Se risquant à jeter un coup d’œil à l’extérieur, il aperçut un groupe d’une demi-douzaine de cavaliers à l’armement léger. Il devait très vraisemblablement s’agir d’une équipe de fourriers qui se préparaient à écumer la campagne pour rapporter du ravitaillement.

Comme ils ne prêtaient nulle attention à la chapelle, Jim en conclut avec un vif soulagement que la bâtisse, depuis longtemps visitée et revisitée, n’offrait aucun intérêt pour des pillards en veine de maraudage. Leur indifférence était particulièrement bienvenue car les chevaux de ses compagnons étaient dissimulés dans les bois qui s’étendaient derrière la chapelle et si les fourriers avaient pris une direction un tant soit peu différente, ils auraient fort bien pu tomber sur leurs montures à l’attache.

Jim s’extirpa du tapis de selle dans lequel il s’était enveloppé pour dormir, se mit debout et, grelottant de froid car le petit matin était glacial, sortit dans l’aube à peine naissante. Le sentier qu’il suivit serpentait entre les arbres et escaladait une éminence du haut de laquelle la vue était dégagée. Il commençait à faire clair et Jim éprouva un choc.

L’armée française était déjà arrivée. Peut-être n’était-elle pas encore en ordre de bataille mais elle était néanmoins bel et bien là, séparée du camp anglais par une prairie de moins d’un kilomètre de large.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Jim retourna à la chapelle pour réveiller ses compagnons.

— Le déjeuner ! glapit Brian d’une voix éraillée quand il le secoua.

— Il faudra manger froid. Il y a des maraudeurs qui vont et viennent et il serait trop dangereux de faire du feu.

Jim finit par réunir tout son monde dehors et commença à donner ses ordres :

— Giles, Brian et Dafydd, vous venez tous les trois avec moi jusqu’au camp anglais que nous passerons au peigne fin pour récupérer John Chester et nos hommes. Quand nous les aurons trouvés, il faudra qu’ils s’esquivent aussi discrètement que possible par groupes de deux ou trois en essayant de ne pas attirer l’attention. Point de rassemblement : la chapelle.

— Et moi, sir James ? demanda le prince Edouard. Ne serait-il pas préférable que je me présente simplement à découvert et me fasse reconnaître par les sujets du roi mon père ?

— Personne ne doit vous voir, Altesse. Le risque serait trop grand tant que la plupart des Anglais, comme le pense Carolinus, s’imaginent que vous avez fait alliance avec le roi de France. Ils s’empareraient immédiatement de vous et vous seriez peut-être même traité en ennemi. En tout état de cause, vous seriez molesté et la dissension éclaterait dans les rangs des forces anglaises entre ceux qui vous croiraient et les autres. À l’heure où elles doivent se préparer à riposter à une attaque française, ce serait désastreux. Commençons par réunir nos hommes ici. Je serai peut-être alors en mesure de prendre les dispositions voulues pour que vous puissiez, avec le minimum de danger, vous montrer aux yeux de tous et être mis en présence de la créature de Malvinne.

— Je meurs d’envie de rencontrer cet imposteur – l’arme au poing ! Mais que me proposez-vous pendant ce temps, sir James ?

— De rester caché ici, Votre Grâce. J’ai exploré la chapelle. Elle possède un ancien bas-côté bloqué par un amas de décombres qui permettent au toit de tenir en équilibre. Mais une des pierres qui se trouvent à sa base peut facilement être retirée et, derrière, il y a un trou dans ce qui était autrefois le mur du fond. Vous vous dissimulerez dans cette collatérale. Si jamais quelqu’un tentait de pénétrer dans la chapelle, vous n’aurez qu’à vous glisser dans ce trou sans oublier de remettre la pierre à sa place. Aragh et sire Raoul pourront demeurer avec vous afin d’assurer votre protection.

— Je crois, sir James, suggéra ce dernier, que je serai plus utile dans une autre bâche. Il me serait aisé de m’infiltrer dans le camp des Français. Aucun ne me connaît personnellement. Ainsi j’en apprendrais beaucoup plus sur les intentions du roi Jean et les renseignements que je recueillerais pourraient vous être utiles.

— Je ne sais trop, répondit Jim, dubitatif. Il est impératif que la protection du prince soit assurée et si Aragh aurait partie gagnée face à une poignée d’hommes légèrement armés comme ceux que j’ai vus tout à l’heure, un archer ou un arbalétrier représenterait, en revanche, un danger réel pour lui.

— Je survivrai, dit le loup. Et dans le cas contraire, il m’est égal que la mort vienne me prendre ici plutôt qu’ailleurs.

— Que sire Raoul fasse ce qu’il suggère, dit le prince. Mais que l’un d’entre vous me prête son épée. Il ne sied point qu’un Plantagenêt de sang soit sans armes.

La requête d’Edouard eut pour effet d’alourdir soudain l’atmosphère. L’idée d’être privé de l’épée sans laquelle il se sentait amputé d’une part de lui-même ne souriait à aucun des chevaliers présents. D’un autre côté, il était difficile de ne pas faire droit à l’exigence formulée par le prince. Malheureusement aucun n’avait une épée supplémentaire à proposer.

Ce fut alors que Dafydd intervint :

— Je crois que je peux vous aider à sortir de cette impasse, dit-il de sa voix douce. Je vous prie seulement de m’attendre un instant. Et le Gallois disparut avant que personne n’ait eu le temps de lui poser la moindre question.

Son absence fut de courte durée. Il revint avec un ballot de forme allongée qu’il se mit en devoir de dénouer, découvrant ainsi, outre une épée, un ceinturon incrusté de pierreries.

— C’est là, certes, une lame qu’un homme d’importance se flatterait de porter, dit le prince sur un ton empreint de méfiance. Comment diantre est-elle tombée en votre possession ?

— L’un des gouverneurs des marches de Galles nommé par le roi votre père et dont je tairai le nom décida un jour d’organiser un tournoi. Et il songea qu’il serait divertissant autant qu’instructif pour le public, en partie anglais et en partie gallois, de voir trois chevaliers anglais charger à la lance certain archer gallois dont tout le monde avait entendu parler. Il avait la réputation d’être capable d’étendre raides morts même des chevaliers revêtus de leur armure.

— Un archer qui n’était autre que vous ? demanda le prince.

— Précisément. Le rôle qui m’était dévolu n’était guère de mon goût, c’est le moins que l’on puisse dire. Je suis néanmoins entré en lice avec les trois chevaliers. Le moment venu, j’ai pris position avec mon arc et mon carquois à l’extrémité du champ clos et les trois chevaliers ont chargé.

— Et alors ?

— Je n’avais pas le choix. Je les ai abattus les uns après les autres d’une flèche en plein cœur. Je n’avais demandé qu’une chose au gouverneur avant la rencontre : que les armes de mes adversaires vaincus me reviennent ainsi qu’il en va pour le vainqueur d’un tournoi. Il s’est esclaffé mais a accepté. J’ai choisi la plus belle des épées – celle-ci.

Dafydd se tut. Tous le regardaient, muets de stupéfaction.

— C’est étrange, reprit-il rêveusement au bout d’un moment, mais nous avons dans notre famille comme un sixième sens prémonitoire qui se transmet d’une génération à l’autre. Quand je rassemblais tristement mes affaires pour vous accompagner dans cette expédition, sir James, je ne songeais pas à prendre cette épée. Le matin, Danielle, mon oiseau d’or, m’avait en quelque sorte enjoint de disparaître hors de sa vue, et j’avais la curieuse impression que tous les objets que je me préparais à emporter étaient bizarrement froids sous ma main. Or, lorsque j’ai touché par le plus grand des hasards cette épée et ce ceinturon, ils m’ont paru tièdes. Alors, l’intuition a joué et je les ai pris. J’ignorais pourquoi. Mais je sais peut-être maintenant pour quelle raison j’ai agi de la sorte.

Dafydd posa l’épée sur une pierre devant le prince. Celui-ci tendit vers elle une main hésitante mais n’alla pas jusqu’au bout de son geste.

— C’est assurément une épée de chevalier, dit-il d’une voix lente, mais je ne souhaite pas l’avoir à mon côté.

Le silence retomba. Ce fut Giles qui, cette fois, le rompit :

— Si Sa Grâce daignait accepter l’épée d’un humble mais féal chevalier, dit-il en dégrafant son ceinturon, je serais fier de lui donner la mienne. Je prendrai celle de Dafydd en échange.

— J’accepte votre offre et vous en remercie, sir Giles. Je considère comme un honneur de porter l’épée d’un homme qui l’a utilisée au combat alors que l’occasion de me battre ne m’a encore jamais été offerte.

— Voilà qui règle la question, fit Jim tandis que le prince et Giles se harnachaient. Aragh demeurera avec vous. Et que Votre Altesse reste cachée ici jusqu’à notre retour.

Ainsi prit fin le conseil de guerre. Le prince entra dans la chapelle en ruine, Aragh disparut dans les bois selon son habitude tandis que les autres enfourchaient leurs montures et partaient chacun de son côté.

Jim, pour sa part, se dirigea vers les arrières des forces anglaises. Arrivé à la périphérie du camp, il s’y enfonça. Son intention était de commencer par examiner l’aile gauche. Il fendit rapidement les archers car aucun de ses hommes ne maniant l’arc, il n’avait guère de chances de tomber sur un visage de connaissance. Dafydd, lui, de l’autre côté des lignes, les passerait plus attentivement en revue dans l’espoir d’en trouver quelques-uns qu’il pourrait recruter.

Aux archers succédèrent les hommes d’armes. Dispersés par petits groupes, ils se réchauffaient autour des feux, affûtaient leurs armes ou paressaient en bavardant. Pas un seul ou presque ne levait les yeux au passage de Jim qui ne reconnut personne, ni les gens d’armes de Brian, ni les siens. Finalement, il aperçut sir Brian qui, comme prévu, venait à sa rencontre et sa première pensée fut que son compagnon n’avait pas eu plus de chance que lui.

Démoralisé, il se demanda ce qui avait bien pu se produire. Le plus probable était que John Chester et sa troupe s’étaient égarés, à moins qu’ils ne soient malencontreusement tombés aux mains des Français. Dans un cas comme dans l’autre, le problème était entier car les plans encore nébuleux de Jim avaient pour condition sine qua non qu’il disposerait de son monde au grand complet.

— Vous revenez bredouille, vous aussi ? chuchota-t-il à l’oreille de Brian quand il fut à sa hauteur.

— Eh oui, je reviens bredouille…, répondit l’autre de la même façon. (Mais un sourire retroussa soudain ses lèvres.) Non, rassurez-vous. Je les ai trouvés il y a moins d’un quart d’heure ! L’un d’eux connaissait même l’emplacement de la chapelle et il est parti en avance avec John Chester pour lui montrer le chemin. Il reviendra ensuite pour servir de guide aux autres qui s’esquiveront deux par deux ou trois par trois. Theoluf restera le dernier pour s’assurer qu’ils s’en vont bien tous sans esclandre. Venez, ajouta Brian – mais à haute et intelligible voix, cette fois. On est peut-être à court de viande mais j’ai un flacon de vin. Accompagnez-moi, mon vieil ami, nous allons lui faire un sort.

Il posa la main sur l’épaule de Jim, tira sur les rênes de son cheval et, l’un suivant l’autre, ils s’éloignèrent en direction des bois. Mais lorsqu’ils furent à l’abri du couvert, changeant de direction, ils s’élancèrent au galop vers la chapelle.

Quand ils y arrivèrent, une demi-douzaine d’hommes d’armes étaient déjà là. John Chester les accueillit avec un sourire qui lui fendait la figure jusqu’aux oreilles.

— Voilà qui est bien joué, John ! s’exclama Brian avec exubérance en sautant à bas de sa selle et en adressant un signe à l’un de ses hommes pour qu’il s’occupe de son cheval et de celui de Jim. Nous ferons de vous un chevalier !

— Je vous sais gré de vos compliments, sir Brian, mais – et ce n’est pas un secret pour vous –, si j’avais été laissé à moi-même, j’aurais été un bien piètre chef. C’est grâce à Theoluf et aux plus expérimentés de nos hommes d’armes que nous avons atteint notre objectif.

— Mais vous avez appris quelque chose, John. Apprendre, c’est le principal. Continuez et ce que j’ai dit se réalisera : vous accéderez au titre de chevalier. (Brian se tourna vers Jim.) Venez, James. Nous allons voir si l’attente n’a pas trop pesé à Son Altesse.

Jim et lui entrèrent dans la chapelle et se glissèrent l’un derrière l’autre dans le boyau débouchant sur le bas-côté. Le prince, assis sur une pierre tout au fond, et Aragh allongé à ses pieds discutaient avec animation.

À la grande surprise de Jim, c’était Aragh qui menait la conversation. Il s’interrompit à l’arrivée des deux hommes et le prince leva les yeux sur eux.

— Messire Loup est fort savant, dit-il. Il ferait un bon maître. Je me suis instruit. Jeune comme je le suis encore, il m’arrive souvent de ne pas voir l’or de la sagesse éparpillé sous mes pieds. Quand je serai roi, j’aurai des responsabilités à assumer. Savoir et sagesse me seront alors nécessaires. Car ceux de ma génération sont entrés dans un nouvel âge, soyez-en assurés, messieurs.

— Ce qui ne m’emplit pas de joie, grommela Aragh. Je suis attaché à l’ancien et je déplorerais que changent les pays que je connais. Mais je suis volontiers disposé à parler à ceux qui m’écoutent.

— Nous avons tous, je le crois, à apprendre en nous mettant à l’écoute des autres, Altesse, répondit Jim. Cela étant dit, nous avons trouvé le reste de nos gens dans le camp anglais. Ils vont nous rejoindre par petits groupes et nous aurons bientôt trente ou cinquante braves avec nous, plus des archers si Dafydd a réussi à en recruter quelques-uns.

— C’est là une maigre troupe mais je n’ai pas réclamé une armée, même réduite, pour assurer ma protection.

— Que Votre Grâce me pardonne, mais assurer votre protection n’est pas la mission que j’envisage de confier à ces hommes Quelques-uns demeureront avec vous dans ce but, certes, mais les autres m’aideront à parvenir jusqu’à celui qui se dissimule sous vos traits et à l’amener en votre présence.

— Dieu vous entende !

Les yeux du prince scintillèrent tandis que ses doigts caressaient la poignée de son épée d’emprunt.

Giles ne tarda pas à arriver, puis ce fut au tour de Brian. Ils étaient tous sortis de la chapelle quand Raoul les rejoignit. Il eut un demi-sourire en mettant pied à terre.

— Je vois que vous avez trouvé vos gens, dit-il tandis qu’un des hommes d’armes, obéissant à l’ordre muet de Theoluf, prenait son cheval par la bride pour le mener derrière la chapelle avec les autres. Eh bien, de mon côté, ma promenade n’a pas, elle non plus, été vaine. Je vous rapporte des informations. Une trêve va être conclue et des pourparlers vont s’engager pour débattre des conditions que pose le roi Jean aux Anglais.

— Je n’ai pas entendu parler de trêve du côté anglais, dit John Chester.

Raoul balaya l’objection d’un revers de la main sans même le regarder.

— Vous autres Anglais ne parlez sans doute pas aussi librement entre vous que les Français. Toujours est-il que l’on ne se battra pas avant demain. Les deux camps passeront la nuit à discuter et à échanger des émissaires car la journée est déjà trop avancée pour ranger les troupes en ordre de bataille – une bataille qui, si elle commençait maintenant, finirait forcément dans l’obscurité et la confusion.

— Elle aura donc lieu demain ? demanda Brian.

— Elle sera, selon moi, engagée peu après l’aube car le roi Jean et ses féaux s’en tiendront fermement à leurs conditions sans rien céder. Et le duc de Cumberland, qui commande les forces anglaises, est certainement trop entêté pour se résoudre à faire des concessions.

— Savez-vous où seront le roi Jean et sa garde ? demanda Jim.

— Si j’ai bien compris, le roi en personne prendra le commandement de la troisième compagnie ou se portera sur les lignes arrière. Cela dit, cette information est à prendre sous réserve car il peut encore revenir sur sa décision demain matin. Il est en effet plausible que le roi n’aura nul besoin de combattre. Les deux premières compagnies sont parfaitement capables de mettre à elles seules les Anglais en déroute.

— Notre camp n’est pas totalement démuni d’archers, répliqua Brian, et, à Crécy comme à Poitiers, nous pousser à battre en retraite n’a pas été un jeu d’enfant pour vous, Français. Si votre roi n’avait pas eu la sagesse de faire reposer ses archers génois et de les dépêcher en secret pour attaquer notre flanc droit au moment où la victoire hésitait entre les deux camps, vous ne l’auriez pas emporté.

— Toujours est-il que, grâce à sa stratégie, c’est nous qui avons gagné ! répliqua Raoul, les yeux flamboyants.

Jim jugea préférable de calmer le jeu.

— Ne recommençons pas les batailles passées. Si nous sommes ici, ne l’oubliez pas, c’est pour démasquer le prince que Malvinne a créé par sorcellerie. En ce qui me concerne, je suis chargé par Carolinus de faire en sorte qu’aucune des deux parties en présence ne triomphe sur l’autre. Et la réussite de ma mission exige que la bataille n’ait pas lieu.

— Et vous avez un plan pour empêcher qu’elle ne se déroule ? demanda Raoul.

Jim secoua la tête.

— Un plan solide ? Non, pas encore. Mais j’ai déjà l’ébauche d’un projet dont j’ai bon espoir qu’il aboutira. Nous bénéficierons peut-être de plus d’aide que nous ne le pensons.

— Sous quelle forme, James ? s’enquit Giles.

— Pour l’instant, permettez-moi de garder le secret. Mieux vaut que vous ne comptiez sur personne. Sachez seulement que je vais m’employer à faire éclater la fourberie de Malvinne aux yeux du roi de France. Si j’y parviens, ce sera déjà une belle victoire.

— Quoi qu’il en soit, je ne vois pas comment on pourra empêcher que la bataille ait lieu…, commença Raoul – mais des murmures confus l’interrompirent.

Les rangs s’écartèrent pour livrer passage à Dafydd suivi de trois hommes, l’arc en travers de l’épaule.

— Seulement trois archers ? s’exclama sire Raoul – et son intonation était presque celle du mépris. Le beau renfort que voilà !

33

Les nouveaux venus, dégingandés et presque aussi grands que Dafydd, étaient tannés par le soleil. Aucun ne paraissait plus de trente-cinq ans. Ils s’arrêtèrent devant le groupe. Ce fut directement à Jim que le Gallois s’adressa :

— Je vous présente, lui dit-il de son ton posé, Wat of Easdale, Will o’the Howe et Clym Tyler. Ce sont tous des maîtres archers contre qui j’ai disputé maintes joutes et je considère qu’ils se classent parmi les meilleurs tireurs à l’arc long au monde.

Jim se hâta de briser le silence embarrassant qui menaçait de s’installer :

— Nous sommes heureux d’accueillir dans nos rangs des combattants de cette qualité, Dafydd. Si certains d’entre nous sont plus réservés, c’est parce que nous nous attendions que vous reviendriez avec plus de trois archers.

— J’aurais pu en ramener davantage mais je pense qu’à nous quatre nous pourrons mener à bien le projet que j’ai en tête et auquel, j’en suis sûr, vous donnerez votre aval.

— Par saint Dunstan ! s’exclama Brian, je ne me rappelle pas qu’on vous ait demandé d’établir les plans de bataille à notre place !

— J’ai été chargé de trouver des archers, lesquels ont un rôle bien précis à remplir, faute de quoi c’est en pure perte qu’on les emploie. Etant le seul archer de cette expédition, il m’a semblé que c’était à moi qu’il appartenait de déterminer la forme que prendrait leur intervention puisque aucun d’entre vous n’a d’expérience en ce domaine. Me serais-je trompé ?

— Non, Dafydd, répondit Jim au nom de tous les autres, vous ne vous êtes pas trompé. Mais éclairez-nous au moins sur vos intentions.

— Il n’est pas coutumier qu’un archer explique à un chevalier de qualité comment conduire une bataille, je le sais. Mais un archer, voyez-vous, est un instrument. Or, il n’y en a pas deux qui soient exactement semblables et certains sont mieux adaptés que d’autres à un travail donné, même si les profanes ne voient pas la différence. Les trois archers que j’ai avec moi conviennent parfaitement dans la situation présente. Votre plan vise à approcher le roi Jean et Malvinne avec ces gentilshommes et, tout particulièrement, avec le prince, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Et vous ne pouvez espérer le faire qu’à la faveur de la bataille, n’est-il pas vrai ?

— En effet, répéta Jim.

— Ai-je également raison de croire que, lorsque le combat sera engagé, le roi de France sera entouré d’au moins cinquante chevaliers d’élite, flanc à flanc, prêts à mourir sur place pour tenir à distance tout ennemi ?

— C’est là pure vérité, déclara Raoul sur un ton railleur. Je n’ai pas encore réussi à imaginer le moyen qui permettra à une troupe aussi réduite que la nôtre de percer un pareil rempart. En as-tu trouvé un, archer ?

— Le plan que j’ai à vous suggérer exige d’abord que nous soyons conduits en toute sécurité à une certaine distance du roi Jean et de sa garde. De là, nous pourrons ouvrir une brèche dans le bouclier d’acier protégeant non seulement le roi et Malvinne, mais aussi le faux prince : il est sans aucun doute à leurs côtés pour prouver aux deux armées qu’il s’est rangé dans le camp français.

— Ce que dit l’archer me semble fort judicieux. Nul ne s’était attendu à ce commentaire inopiné du prince Edouard.

— Votre Altesse a probablement raison, approuva Brian. Mais pourquoi faudra-t-il vous conduire aussi près des lignes adverses, Dafydd ? Un sourire étira lentement les lèvres du Gallois.

— Pour aller à la rencontre de l’adversaire, il ne faut pas être nus comme ces trois archers et moi mais caparaçonnés d’acier à l’instar de ces chevaliers. Dans une bataille telle que celle qui se prépare, les archers sont d’une grande efficacité à distance pour autant qu’ils peuvent se replier derrière des hommes revêtus de cuirasses quand on en arrive au corps-à-corps. Autrement, ils ne valent pas mieux que chair à pâté.

— Vous avez tout à fait raison, Dafydd, dit Jim. Les dispositions à prendre pour effectuer cette manœuvre sont de mon ressort et il se trouve que j’ai quelques idées à ce propos.

— Quelle bonne chose ce serait, fit rêveusement Brian, si vous pouviez nous précéder en ayant revêtu votre apparence de dragon, James ! Vous sèmeriez alors l’effroi parmi les chevaux et nos adversaires seraient trop occupés à s’efforcer de garder le contrôle de leurs montures pour nous opposer une résistance vraiment efficace. Mais avoir recours à la magie ne serait pas combattre à armes égales ; pareille tactique serait évidemment indigne d’un gentilhomme.

— Vous pouvez vraiment vous transformer en dragon à volonté, sir James ? demanda le prince, manifestement fasciné.

— Oui, Altesse, encore que mes pouvoirs de magicien n’aillent guère au-delà.

— James pèche par modestie, Votre Altesse, protesta Brian. Il nous a fait pénétrer au cœur même du château de Malvinne et nous a permis de ressortir sains et saufs – et cela, Votre Grâce est bien placée pour le savoir.

— Il est vrai. Mais j’aimerais fort vous voir un jour vous changer en dragon, sir James…

— James, reprit Brian, vous nous avez laissé entendre que vous aviez réfléchi à la manière dont il nous serait possible de nous approcher du roi Jean. Raoul, rappelez-vous, vient de nous dire qu’il sera à la hauteur de la troisième compagnie avec le gros de l’armée française derrière lui.

— Parfaitement. C’est pourquoi j’ai pensé effectuer un mouvement tournant avec tout notre monde pour arriver sur les arrières de l’adversaire, là où il s’attend le moins à être attaqué.

Brian paraissait dubitatif.

— C’est osé, sir James, rétorqua Raoul qui avait l’air tout aussi peu convaincu. Derrière la troisième compagnie, il y aura les fourgons à bagages, la valetaille, les palefreniers et toute la racaille qui suit une armée. Si vous avez l’intention de charger à travers cette cohue grouillante, les chevaux et les hommes seront exténués avant même de fondre sur la garde du roi, sans compter qu’elle saura alors d’où vient l’assaut.

— Oui, sans aucun doute. Mais s’il n’est pas dans mes intentions d’utiliser la magie contre qui que ce soit, je pense légitime de recourir à elle pour parvenir en un point à partir duquel charger sera profitable.

Pas le moindre signe d’incrédulité ne se lisait sur les visages que Jim scrutait. Quelle ironie ! Pour ses compagnons, la magie pouvait faire tout et le reste et un magicien accomplir n’importe quel tour de passe-passe ! Ils y croyaient dur comme fer et aucun ne lui demanda comment il ferait pour les transporter aussi près que possible du roi et de son escorte. C’était une chance car Jim s’interrogeait encore sur la manière dont il allait s’y prendre.

— Eh bien, n’en parlons plus, dit Brian. Toutefois, éloignons-nous un peu de nos hommes – vous aussi, Dafydd – pour pouvoir discuter plus librement hors de portée des oreilles indiscrètes. Mais avant… Theoluf ! Tom Seiver !

Le nouvel écuyer de Jim et le vieux serviteur s’approchèrent.

— Oui, sir Brian ?

— Veillez à ce que nos hommes fassent bon accueil à ces trois archers. Ils sont maintenant des nôtres et j’entends qu’ils soient traités comme tels.

— À vos ordres, sir Brian.

Sous la conduite de celui-ci, Jim et les autres contournèrent la chapelle en ruine et firent halte un peu plus loin au milieu des herbes. Brian s’adressa alors directement au Gallois :

— Maintenant que nous sommes entre nous, Dafydd, expliquez-nous comment vous pensez être capables à vous quatre de nous ouvrir cette brèche parmi les soldats dont le roi Jean sera entouré.

— Je suis parti du principe qu’à cheval on ne peut pas se servir de l’arc long ; les archers d’Orient, dont j’ai entendu parler, ont, eux, des arcs plus petits et peuvent tirer même quand ils chargent au galop. Néanmoins, des bêtes pourront nous amener suffisamment près de l’escorte royale pour que nos flèches causent de grands ravages dans ses rangs en se riant des cuirasses et autres corselets. Mais, pour cela, il faudra que vous nous fournissiez des montures. Je n’ai recruté que ces trois hommes car je ne voulais pas seulement des maîtres archers mais des archers qui soient aussi des cavaliers émérites – et ces trois-là montaient à cheval quand ils étaient enfants.

— Je comprends mais nous nous trouverons toujours devant un mur sans faille – et je ne parle pas des lances et autres armes qui se tourneront contre nous au bruit de notre approche.

— Comme la plupart de ceux qui ne sont pas archers, vous sous-estimez les possibilités de l’arc, surtout entre les mains de garçons comme ceux que j’ai choisis. Voyez-vous, sir Brian, les chevaliers touchés par les flèches vont vider les étriers, ce qui fera une trouée dans la muraille des défenseurs. Ainsi, vous pourrez les bousculer avant qu’ils soient en mesure d’essuyer votre assaut.

— Humm, fit Brian, soudain rêveur. Effectivement, c’est envisageable.

— Qui plus est, reprit Dafydd, si nous sommes placés, comme je l’espère, sous un angle favorable par rapport à vous, nous continuerons de tirer par-dessus vos têtes pendant que vous chargerez. Et les Français, gênés par les cadavres ou les montures à terre, auront fort à faire pour se porter à votre rencontre tant que la voie ne sera pas dégagée, ce qui, dans la cohue, ne sera pas sans difficulté.

— Je comprends.

— Et nos flèches couvriront aussi les hommes d’armes qui progresseront derrière vous.

Brian se tourna vers Jim.

— Qu’en pensez-vous, James ?

— Ce plan cadre à merveille avec celui que j’avais moi-même en tête. Cela veut dire qu’il nous faut chercher des chevaux pour nos trois nouveaux archers. Et un autre, bien sûr, ainsi que des armes, pour Son Altesse.

— Ainsi qu’une armure, ajouta vivement Edouard. Et une lance, ne l’oubliez pas, sir James.

— J’ai bien peur que Votre Grandeur ne se rende pas compte que trouver une armure parfaitement à Sa taille risque d’être fort malaisé. Nous ferons de notre mieux mais il est peu probable que nous ayons la chance de dénicher autre chose qu’un casque et une cotte. Peut-être aussi un bouclier. Quant à la lance…

— Je tiens à avoir une armure et une lance, plus toutes les armes qui sont les attributs indispensables d’un chevalier ! coupa le prince avec hauteur. C’est un ordre !

Jim soupira intérieurement. Il commençait à en avoir sa claque ! Tous ces gentilshommes, nobles et rois, étaient toujours en représentation. À qui avait un rang à tenir, il ne suffisait pas d’être brave : il lui fallait aussi faire montre du caractère qui va de pair avec le courage. Etant de sang royal, Edouard laissait éclater une ire toute royale à la perspective de ne pas être obéi au doigt et à l’œil. Ce fut, cette fois, Brian qui défia ce royal courroux :

— Que Votre Altesse daigne me pardonner mais je crains fort que James n’ait raison. Dans une rencontre frontale avec des cavaliers formant un bloc compact, la lance n’a d’efficacité qu’au moment du choc initial. Je commence à penser que si Dafydd peut éliminer un certain nombre de chevaliers de la première rangée, des lances ne pourraient que nous gêner. Il sera grandement préférable de nous fier à nos seules épées. Et, dans la mêlée qui s’ensuivra, les dagues feront encore mieux notre affaire.

Le prince se trouva réduit à quia et sa colère s’éteignit aussi vite qu’elle s’était allumée.

— Pardonnez-moi, sir James, et vous tous, mais je n’avais encore jamais vu de bataille rangée avant Poitiers, où je me suis vu contraint de me rendre sans coup férir. Qui suis-je donc pour le prendre de haut avec des hommes qui connaissent, eux, les réalités du combat ? Je m’en remets entièrement à vous pour ce qui est de mon équipement. Continuez votre discussion : je me contenterai désormais de vous écouter.

— Soyez remercié, Votre Altesse. (Jim se tourna vers les autres.) En ce qui concerne l’assaut, j’ai mon idée. Je sais qu’il est normal pour vous de charger tout simplement en ligne, flanc contre flanc. Mais il est inévitable que cette ligne d’assaut frontale se désagrège à mesure que les chevaux se distancent les uns des autres. Or, c’est justement au moment du choc entre les assaillants et les défenseurs que le dispositif d’attaque fait ou non sentir toute sa force. Il existe un autre moyen de pénétrer les lignes ennemies, qu’on appelle le coin. C’est un dispositif qui affecte la forme d’une pointe de flèche. (Jim s’interrompit un instant pour être sûr que tous suivaient son argumentation. Apparemment, cette description était suffisamment parlante.) L’intérêt présenté par la formation en biseau est réel : ce qui en constitue le corps pèse de tout son poids sur son extrémité avancée qui s’enfonce dans les lignes adverses. Ainsi, l’élan des chevaux qui font bloc l’accompagne. (Jim ménagea une nouvelle pause.) Puisque la nuit n’est pas encore tombée, j’ai pensé que nous pourrions en profiter pour nous entraîner à charger comme ce sera le cas demain en grandeur réelle. Il suffira de trouver un terrain assez large derrière les arbres afin que personne ne nous surprenne.

Jim s’attendait à ce que ses compagnons, d’esprit fondamentalement conservateur, renâclent. Dès lors il lui aurait fallu dépenser des trésors d’éloquence pour les convaincre. Mais pas du tout : ce fut avec enthousiasme qu’ils accueillirent sa proposition.

On n’eut pas grand mal à repérer un peu plus loin une prairie dont les dimensions permettaient ce genre d’exercice. Des protestations commencèrent toutefois à s’élever quand Jim exigea qu’ils ôtent tous leurs armures et troquent leurs épées contre de vulgaires branches, cela afin de ne pas éveiller de curiosité intempestive si jamais quelqu’un passait par hasard. Mais il fut inflexible et force fut aux autres de se soumettre.

Comme il l’avait prévu, la plus grosse difficulté fut d’obtenir qu’ils conservent la cohésion du dispositif d’attaque. En effet, pour ces hommes, ce qu’il y avait de plus excitant dans une charge était pour moitié de faire la course, histoire de voir lequel frapperait le premier d’estoc et de taille l’ennemi supposé. En désespoir de cause, Jim se résigna à recourir à un subterfuge ridicule, pour les impressionner.

Après les avoir obligés à s’immobiliser en biseau, il tourna à pas lents autour d’eux en marmonnant des paroles inintelligibles tout en agitant les mains. C’était, leur expliqua-t-il, pour les envelopper d’un invisible filet magique qui les souderait les uns aux autres. Qui plus est, le charme, leur assura-t-il, multiplierait par trois la force de chacun. Mais il cesserait d’agir si jamais l’un d’eux perdait le contact avec son voisin immédiat.

Leur foi en la magie était si profonde que lorsque Jim donna le signal du simulacre de charge, ils galopèrent en restant littéralement collés les uns aux autres comme s’ils n’avaient fait que cela toute leur vie. Par la suite, leurs commentaires élogieux sur le sortilège qui, ils l’avaient bien senti, avait triplé leurs forces allèrent bon train…

Ils étaient si euphoriques que, par mesure de sécurité, Jim leur précisa que ce phénomène ne se manifesterait que pendant qu’ils chargeraient en formation triangulaire. Il ne fallait donc surtout pas qu’ils essaient d’améliorer leurs performances en demeurant groupés ainsi dans les conditions de combat ordinaires. Une crédulité excessive, il l’avait déjà constaté, pouvait être aussi dangereuse qu’un scepticisme exagéré.

— Maintenant, dit-il quand la séance eut pris fin, il va falloir réfléchir au moyen de trouver ces chevaux supplémentaires.

Des chevaux quelconques feraient l’affaire pour les archers mais, pour le prince, une monture de qualité – digne d’un chevalier – s’imposait impérativement. Il n’y avait aux yeux de Jim qu’une seule façon de se procurer ces bêtes : les voler aux Français en contournant furtivement leurs lignes. Raoul devrait pouvoir servir de guide à ceux qui seraient chargés de cette mission. Le véritable problème serait de choisir des hommes capables de la remplir.

Quand il eut rejoint le gros des hommes d’armes, il nota non sans une certaine contrariété que Theoluf était encore avec eux. Il lui fit signe de s’approcher.

— Theoluf, lui dit-il à voix basse, maintenant que vous êtes mon écuyer, votre place est parmi nous, les chefs de cette expédition.

— Merci à vous, milord, répondit Theoluf. Je reconnais que je n’ai pas assez de hardiesse pour me mêler à des personnes au-dessus de ma condition. En outre, je dois faire accepter les archers par nos hommes d’armes qui ont généralement tendance à mépriser les porteurs d’arc. C’est la tâche à laquelle je me consacrais.

— Fort bien, mais il va falloir que vous assistiez à nos conseils de guerre, ne serait-ce que pour vous tenir au courant de nos discussions. Si vous restez avec vos hommes, vous ne saurez rien de plus que les ordres qui leur seront donnés.

— Il en ira ainsi désormais, milord.

— Voilà qui est parfait. Maintenant, je dois m’adresser à eux.

Theoluf fit pivoter son cheval pour prévenir les hommes d’armes.

— Or çà, vous autres ! Prêtez attention à milord James qui veut vous parler.

— Ecoutez-moi, compains ! commença Jim en forçant le ton. Nous avons besoin de montures non seulement pour nos nouveaux archers mais aussi pour le prince Edouard. Lequel d’entre vous a quelque expérience en matière de vol de chevaux ?

La seule réponse fut un silence de mort. Jim attendit un moment et quand il fut évident que personne n’ouvrirait la bouche, il reprit :

— Alors, y en a-t-il parmi vous qui ont connu des voleurs de chevaux ? Ou qui ont une idée de leur façon de procéder ?

Toujours le même mutisme, toujours les mêmes physionomies vides d’expression. Décidément, il n’y avait rien à faire. Jim héla son nouvel écuyer.

— Venez me retrouver quand vous le pourrez, Theoluf, lui dit-il à mi-voix.

Il tourna le dos à ses hommes, se demandant, désabusé, comment il allait œuvrer pour se procurer ces indispensables chevaux.

C’est alors que Brian lui adressa un signe de tête. Obéissant à son injonction muette, Jim le suivit.

— Je vous ai entendu, dit Brian quand ils furent à l’écart. Oh ! James, James ! Que croyiez-vous obtenir en parlant de la sorte à ces hommes ?

— Eh bien, j’espérais qu’il y en aurait au moins un d’expérimenté en matière de vol de chevaux. Exactement ce que je leur ai demandé.

— Exactement ! (Brian secoua la tête.) Ah ! James ! Il y a des moments où je pense qu’il n’y a pas sur terre d’homme plus avisé que vous. Mais parfois vous semblez aussi ignorant des choses les plus courantes de la vie que si vous arriviez de l’autre côté du monde !

Jim le dévisagea.

— Je ne comprends pas.

— Allons ! Vous semblez croire que ces garçons réunis au grand complet vont se présenter devant vous comme des voleurs de chevaux ! Comment pouvaient-ils répondre à pareille question ? Si jamais l’un d’eux s’était proposé et si, par la suite, des chevaux avaient disparu dans le voisinage, on n’aurait pas manqué d’accuser celui qui avait reconnu publiquement être en mesure de commettre ce larcin.

— Je vois. Seulement, le prince et nos archers ont besoin de montures. Voulez-vous m’expliquer comment je suis censé résoudre ce problème ?

Brian se tourna vers les gens d’armes et appela :

— Tom Seiver !

L’interpellé se détacha de la compagnie et s’avança.

— Tom, lui dit Brian quand il fut devant lui, nous avons besoin d’au moins deux hommes susceptibles de voler des chevaux. Trouvez-les-moi. Nous vous attendrons ici.

— À vos ordres, sir Brian.

Tom Seiver fit demi-tour et s’éloigna.

— Vous comprenez, maintenant, James ? reprit alors Brian. Voilà à quoi servent des hommes comme Tom. Il connaît les garçons qui sont sous ses ordres. Il sait déjà si certains ont des talents dans ce domaine. La question ne sera pas posée publiquement. Tout se passera à demi-mot.

— Je vois, soupira Jim avec lassitude.

Ce nouveau monde où Angie et lui avaient décidé de vivre désormais le dépassait. Même après plusieurs mois il lui était difficile de l’appréhender. Tout ce que ses habitants savaient pour ainsi dire en naissant, il devait, lui, le découvrir. Et combien d’erreurs aurait-il encore à son actif !

34

Cinq minutes plus tard, Tom Seiver était de retour. Deux hommes l’accompagnaient : un petit, très jeune, vif et alerte, le visage ouvert et candide, surmonté d’une tignasse rousse ; et un grand maigre nettement plus âgé dont les cheveux noirs commençaient à s’éclaircir.

— Le rouquin s’appelle Jem Wattle, sir James, et l’autre, c’est Hal Lackerby, dit Tom. Sir Brian les connaît bien mais j’ai pensé que vous aimeriez les rencontrer personnellement. C’est juste les gars qu’il vous faut pour… (un sourire farouche fendit le visage de Tom Seiver)… espionner les lignes françaises quand il fera noir.

— Je vous remercie, Tom, répondit Jim.

— Jem et Hal, fit Brian, vous vous mettrez à la disposition de sir James jusqu’à ce qu’il n’ait plus besoin de vous. Voulez-vous que je reste avec vous, James, ou préférez-vous…

— Oui, s’il vous plaît, Brian. Je vais parler à Raoul et je ne serais pas mécontent d’avoir avec moi quelqu’un qui soit au courant de nos projets.

— Eh bien, allons-y.

Suivis des deux hommes d’armes à pied, ils se dirigèrent vers Raoul qui se tenait un peu plus loin à côté de son cheval.

— Sire Raoul, commença Jim, nous souhaiterions vous entretenir – en tête à tête si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Comme vous le savez, nous avons besoin de chevaux pour les archers et pour le prince. J’ai trouvé deux hommes qui pourraient nous aider à nous les procurer. Accepteriez-vous de nous guider jusqu’à l’arrière des lignes françaises ?

— Pas les lignes anglaises, évidemment ! laissa tomber Raoul sur un ton sardonique. D’ailleurs, je savais bien que vous choisiriez le camp français pour effectuer cette petite opération. Soit ! Suivez-moi.

Il faisait nuit noire quand ils arrivèrent à destination. Ils avaient été obligés de réduire l’allure car ils devaient cheminer au milieu des arbres. Cependant un mince croissant de lune apparut dans le ciel au moment où ils parvenaient en vue du premier fourgon.

— Voilà l’endroit qui sert de dépôt pour les bagages et où les chevaux sont parqués, annonça Raoul. Ce que vous allez faire maintenant ne regarde que vous. Moi, je me contenterai de vous attendre pour vous ramener à bon port.

Pendant qu’il parlait, Brian avait tenu conférence à voix basse avec Jem et Hal.

— À présent, les garçons, c’est à vous de jouer, conclut-il. Vous savez de quoi nous avons besoin : de chevaux, de selles et du matériel indispensable – armes et cuirasse pour Son Altesse. Allez ! Au travail ! (Les deux hommes d’armes s’éclipsèrent et Brian se tourna vers Jim :) Il ne nous reste plus qu’à patienter, James.

— Je crois que je vais en profiter pour jeter un coup d’œil sur les environs. Voudriez-vous patienter ici, Brian, au cas où Jem et Hal reviendraient avant moi ?

— C’est entendu.

— Merci, ami. Raoul, pourriez-vous me montrer l’endroit où vous pensez que le roi se tiendra quand la bataille s’engagera ? J’aimerais avoir une idée du terrain sur lequel nous serons peut-être amenés à charger.

— Je ne peux faire que des conjectures, sir James, répondit Raoul sur un ton quelque peu guindé. Mais si c’est ce que vous voulez…

— C’est ce que je veux.

Raoul enleva son cheval. Jim le rattrapa et tous deux, se faufilant entre les chariots à bagages, se dirigèrent vers ce qui paraissait être une colline avancée mais qui, lorsqu’ils s’en furent rapprochés, se révéla n’être qu’un alignement de tentes, version moyenâgeuse. La plupart d’entre elles étaient éclairées et il s’en échappait le joyeux brouhaha que font les hommes qui se donnent du bon temps à grand renfort de victuailles et de vin – surtout de vin, probablement.

Passé cet obstacle, le sol s’élevait en pente douce et, bientôt, il n’y eut plus un seul arbre. Raoul et Jim avaient atteint la limite extrême de l’espace dégagé de part et d’autre duquel les deux armées se faisaient face.

— Je présume, dit le premier, que c’est cette éminence que Sa Majesté choisira le plus vraisemblablement comme point d’observation pour assister à la bataille. Mais, je vous le répète, ce n’est là qu’une supposition. Je ne promets rien. Cependant, si c’était moi, ce serait ici que je prendrais position.

Jim fit une petite reconnaissance dans les environs immédiats. Le site était idéal. En chargeant au sortir des bois, le groupe aurait toute la place voulue pour prendre son élan.

— Si le roi adopte effectivement cet emplacement, nous aurons des chances sérieuses, dit-il à Raoul qui se borna à émettre un grognement en guise de réponse. Maintenant, dites-moi s’il n’y aurait pas un endroit proche où l’on pourrait mettre le prince à l’abri avec quelques hommes pour le protéger en cas de nécessité ?

Raoul réfléchit, la tête inclinée sur la poitrine.

— Il y a les ruines d’une autre chapelle dans les bois, pas très loin. Je vais vous y conduire.

Ils partirent au petit trot et au bout de quelques minutes, la masse sombre d’un amas de pierres démantelées apparut à leurs yeux. Jim mit pied à terre et s’en approcha à tâtons. C’était bien une sorte d’ancien oratoire, beaucoup plus petit que la chapelle où ils avaient établi leur quartier général, et encore plus délabré si c’était possible. Le boyau – il ne méritait pas d’autre nom – à l’intérieur duquel Jim se coula tant bien que mal ne faisait pas plus de deux mètres cinquante de long et deux personnes ne pouvaient y avancer de front. Le prince au fond, un homme devant lui… Si jamais quelqu’un avait l’intention de parvenir jusqu’à Edouard, il lui faudrait littéralement passer sur le corps de la sentinelle !

Jim ressortit à l’air libre.

— Ce sera parfait, dit-il laconiquement à sire Raoul en s’époussetant. Maintenant, retournons auprès de Brian.

Quand ils l’eurent rejoint, Jem Wattle et Hal Lackerby étaient déjà revenus avec non pas quatre, mais cinq chevaux dont l’un, tout harnaché, avait particulièrement fière allure pour autant que Jim pouvait en juger dans l’obscurité. Celui-là, c’était indiscutable, appartenait à un chevalier. Ce serait le prince qui en hériterait.

Ils reprirent le chemin du retour, à vive allure, cette fois. La lune était haute, maintenant, et il faisait assez clair pour que les archers soient autorisés à être en selle. Et ils confirmèrent les dires de Dafydd : c’étaient indéniablement de fuis cavaliers.

— À présent, que tout le monde prenne un peu de repos, ordonna Jim quand ils eurent regagné leur base. On établira un tour de garde pour la nuit. Celui qui assurera la dernière veille nous réveillera tous quand la lune se couchera. Le soleil ne se lèvera qu’une bonne heure plus tard. Je tiens à ce que nous partions avant le point du jour.

Une main secoua Jim. Ce n’était pas encore l’aube. Ses jointures craquèrent quand il se mit sur ses pieds, engourdi par le froid bien qu’il se fût enveloppé dans une couverture de cheval. Il n’avait pas eu son compte de sommeil. Bah ! Cela s’arrangerait quand il aurait échauffé ses muscles !

Il sortit de l’oratoire dans l’intention de s’assurer que les autres étaient réveillés. Oui, chacun avait l’air de s’activer mais l’obscurité était telle que les silhouettes qu’il croisait étaient indistinctes et il entra à plusieurs reprises en collision avec les uns ou les autres avant de trouver Brian.

— Tout le monde est debout ? lui demanda-t-il, pour donner le change.

— Oui, oui, mais écartez-vous un peu, pour l’amour du ciel ! répondit vivement Brian qui avait toujours tendance à se montrer irascible dans les moments précédant l’action. J’ai besoin de place pour enfiler mon armure. Vous devriez d’ailleurs en faire autant. Où est donc Theoluf ? Un écuyer doit être avec son seigneur dans des circonstances comme celle-là. Ho ! John Chester !

Une voix s’éleva dans l’obscurité, toute proche de Jim.

— Je suis là, sir Brian.

— Où est mon corselet ? Allez chercher Theoluf. Vous lui direz d’apporter l’armure de sir James et de venir l’aider à se harnacher.

— Dès la première clarté, j’aimerais que vous veniez dans un coin tranquille avec moi, Brian, déclara Jim. J’ai quelques pratiques secrètes à vérifier et j’aurai besoin de votre concours.

— C’est entendu, James, c’est entendu. Le plastron doit recouvrir la poitrine, John Chester, pas le ventre ! Dès que je serai prêt. Vous n’aurez qu’à venir me prendre. Allons, John Chester…

Mais Jim s’était déjà éclipsé.

Il heurta violemment quelqu’un. Un objet lourd tomba par terre avec un bruit métallique.

— Mes excuses, milord. (C’était la voix de Theoluf.) Je vous apportais votre armure…

— Oh ! Eh bien, je vais essayer de l’endosser si on y voit suffisamment clair.

Theoluf se mit à l’ouvrage et Jim attendit stoïquement d’être harnaché de pied en cap. L’écuyer ne lui fit grâce que de son heaume : il ne le mettrait qu’au dernier moment. Avoir la tête emprisonnée dedans était à la limite du supportable et par ailleurs l’étroitesse de la visière réduisait sensiblement le champ de vision.

— Milord désire-t-il son cheval ? s’enquit Theoluf en reculant quand il en eut terminé.

— Non, pas encore. Allez d’abord quérir sir Brian. Vous amènerez ensuite mon cheval et le sien.

Theoluf ne tarda pas à revenir, tenant les deux bêtes par la bride. Brian, à présent revêtu de son armure, son casque sous le bras, le précédait.

Jim et Brian enfourchèrent leurs montures.

— Où allons-nous, James ?

— Pas très loin. Il faut juste que nous soyons à l’abri des regards.

Quand Jim eut trouvé un endroit qui lui convenait, il pria Brian de descendre de cheval. Il mit pied à terre à son tour et jeta un coup d’œil à la ronde. Ses yeux se posèrent sur un arbrisseau. Il en arracha alors une branche feuillue qu’il entreprit de coincer dans la visière du heaume que Brian avait posé sur le pommeau de sa selle.

— Qu’est-ce que vous avez en tête, James ?

Brian était visiblement dérouté.

— Rien de très important. Je veux juste faire avec votre aide l’essai d’un sortilège. Mettez votre heaume, si vous voulez bien.

Brian s’exécuta, rabaissant sa visière. Jim nota avec satisfaction que le rameau qu’il y avait glissé demeurait en place.

— À présent, ne bougez plus, je vous prie.

Jim avait longuement réfléchi à l’opération qu’il se préparait maintenant à réaliser. Au XXe siècle, l’invisibilité était chose inimaginable. Mais que quelqu’un regarde fixement un objet et se refuse à admettre qu’il le voit – cela était du domaine du possible, un procédé même communément utilisé par les hypnotiseurs.

Se concentrant sur cette idée, Jim émit mentalement l’ordre suivant :

 

UN SANS/FEUILLES – >

NE PEUT VOIR UN PORTE/FEUILLES

 

Brian disparut à sa vue.

Sa voix résonna dans le vide :

— Quand allez-vous effectuer votre sortilège, Jim ?

Celui-ci enfonça le second rameau dans la visière de son propre heaume. À peine l’eut-il coiffé que Brian redevint visible pour lui.

— J’en ai presque terminé. Ne bougez toujours pas.

Jim passa derrière Brian, ôta le rameau qui sortait de la visière de son casque, arracha celui qu’il avait planté dans le sien et les lança tous deux au loin.

— Je n’y comprends rien ! s’exclama Brian. Qu’est-ce que vous fabriquez avec ces petites branches ? Dépêchez-vous, Jim. Il faut rentrer au camp. Il y a des ordres à donner et nous devons nous occuper des derniers préparatifs.

— Nous pouvons y retourner. J’ai fait ce que je voulais.

Ils reprirent le chemin de l’oratoire. Tout le monde – hommes d’armes, archers et chevaliers était apparemment fin prêt et l’on n’attendait plus qu’eux.

Toutefois, quelqu’un qui ne portait pas d’armure mais avait une lance au poing et dont le heaume, visière baissée, cachait le visage, se précipita à la rencontre de Jim.

— Sir James ! s’exclama le chevalier qui n’était autre que le prince Edouard, cette armure n’est pas à ma taille !

— C’est bien ce que je craignais, Altesse. Mais je pense que nous pouvons nous arranger pour que vous ne soyez pas empêché de prendre part à l’action, même si, au début, vous êtes obligé de vous tenir à l’écart du combat.

— Mais c’est que je comptais bien charger avec vous autres ! protesta Edouard.

— Moi aussi, Votre Grâce, mentit effrontément Jim. Mais sans armure, il ne sain-ait en être question. Voilà comment nous allons procéder. Nous vous aménagerons une cachette suffisamment proche du champ de bataille pour que vous puissiez nous rejoindre dès que nous aurons ouvert dans la défense une brèche qui nous permettra de parvenir jusqu’au roi Jean, à Malvinne et à l’imposteur qui se fait passer pour vous.

— Soit ! Mais je persiste à considérer que ne pas charger à vos côtés sera mie tache qui ternira mon honneur.

Jim piqua des deux en direction du groupe des chevaliers auquel Brian s’était déjà joint.

— Sire Raoul, fit-il d’une voix forte, voulez-vous prendre la tête du détachement et nous guider ? Parfait ! Eh bien, en avant !